LEAP : Dans Apprendre à voir, vous vous intéressez aux femmes écrivaines et naturalistes du XIXe siècle (principalement anglaises et états-uniennes), qui incarnent la tradition home-based de l’écriture naturaliste : « ce n’est pas dans les colonies lointaines, ce n’est pas chez les autres que l’on part à la découverte du vivant, mais à partir de chez soi, à partir du foyer : ou plutôt le foyer lui-même se révèle comme partagé par tous ces autres vivants ». Vous souhaitez réhabiliter ce style d’attention home-based, qui a été éclipsé par la tradition de la wilderness, « dont les écrits se déroulent aux confins du monde civilisé, au plus profond des forêts sauvages, et certainement pas sous la charpente du foyer, dans le jardin ou sur les bords d’un chemin de campagne. » En quoi le style d’attention home-based peut-il redéfinir notre relation au monde vivant ? Comment des artistes aujourd’hui mettent-ils cela en pratique ?
Estelle Zhong Mengual : Le style d’attention home-based favorise le fait de percevoir les plantes et les autres animaux, non pas comme des entités qui habitent une nature qui serait extérieure, lointaine, distante de nous, mais comme des cohabitants, avec qui nous partageons la Terre et ainsi nos lieux de vie quotidiens, même lorsque nous habitons en ville. Ils mènent leur propre vie à chaque instant, autour de nous, tout contre nous. Cela signifie qu’il est possible pour chacun d’entre nous, si nous le souhaitons, de dédier un temps de notre journée à reconnaître leur présence et à se rendre attentifs à la manière dont ils font leurs les espaces que nous arpentons et dont ils habitent les temps de la journée que nous traversons – et que nous ne voyons souvent que depuis une perspective humaine. Ce qui a été important pour moi dans la découverte de ce style d’attention home-based, c’est de comprendre que les vivants sont toujours déjà dans notre vie – ils ne sont pas ailleurs, dehors, loin, inaccessibles – mais toujours à la lisière de notre regard, et donc l’enjeu est bien de transformer nos chemins d’attention. J’aime beaucoup l’œuvre Arrivals/Departures (2016) de l’artiste anglais Marcus Coates : il a investi un panneau d’affichage digital dans la gare d’Utrecht aux Pays-Bas, qui au lieu d’annoncer les départs et les arrivées de train, annonce chaque jour un départ ou une arrivée non-humaine qui a lieu à cette date dans la région. « 8 novembre – aujourd’hui, les saumons remontent les rivières pour frayer » ; « 4 juin – les rosiers sauvages commencent à fleurir ». C’est une manière d’ouvrir une brèche au cœur même de nos lieux de vie, qui rappelle que l’espace et le temps sont partagés avec d’autres formes de vie, constitués de rythmes et d’événements comme nous, mais qui leur sont propres. Le quotidien s’élargit, s’enrichit, se repeuple. Cette œuvre incarne à mon sens ce constat simple et pourtant si facile à oublier qui guide tout mon travail, formulé par la poétesse états-unienne Mary Oliver, qui elle aussi passait ses journées à observer le vivant autour de chez elle à Cape Cod : « il n’y a qu’un seul monde ».