Amira Lamti et Rochdi Belgasmi : « La machta incarne une féminité silencieuse mais profondément agissante »

Vue de la performance Wled el Machta (Les enfants de la Machta). Photo : Charlotte Cazenave

En écho aux oeuvres qu’elle présente dans l’exposition, inspirées des gestes et des symboles de la machta (femme préparant la mariée au rite nuptial traditionnel dans la région du Sahel), la plasticienne Amira Lamti s’associe au danseur et chorégraphe Rochdi Belgasmi pour créer une performance mêlant danse et poésie. Ensemble, ils interrogent les représentations de genre et la transmission d’un imaginaire collectif au sein de la danse populaire tunisienne.

Entretien : Doors Menyi

Votre travail s’articule autour des gestes et de la symbolique liés à la machta, figure emblématique des rituels nuptiaux tunisiens. Qu’est-ce qui vous a menée à vous intéresser à ce sujet ? Et en quoi vous paraît-il aujourd’hui particulièrement pertinent de l’explorer sous la forme d’une performance ? 

Vue de la performance Wled el Machta (Les enfants de la Machta). Photo : Charlotte Cazenave

Amira : Mon travail plastique s’ancre dans les questions d’héritage et les rituels familiaux, ceux au coeur desquels j’ai grandi, ceux qui m’ont bercée. La figure de la machta est apparue au fil d’une recherche autour des rituels de mon grand-père, et s’est imposée à moi comme une présence à la fois discrète et centrale dans les rites de passage. Elle incarne une forme de féminité silencieuse mais profondément agissante, un savoir-faire transmis de femme à femme — de ma grand-mère à ma mère — et que je ré-interroge aujourd’hui à travers mon corps, les costumes et les accessoires dont j’ai hérité. Après un premier travail en arts visuels intitulé Bent El Machta (« fille de la machta »), cette performance prolonge la réflexion en l’ancrant dans le vivant. Elle questionne ce qu’il reste de ces gestes et de ces savoirs dans nos corps, et ce qu’ils disent aujourd’hui de notre rapport au rituel, au soin, à la communauté et à l’héritage. 

La machta, qui joue un rôle clé dans la préparation de la mariée lors des rites nuptiaux dans la région du Sahel tunisien, incarne une certaine forme de féminité. Comment avez-vous choisi de réinterpréter cette figure à travers la danse et la performance ? Quels aspects de cette tradition avez-vous souhaité mettre en lumière ? 

Amira & Rochdi : Nous avons choisi d’interroger ce que fait la machta dans la partie invisible de son travail, celle qui se déroule dans l’intimité de la chambre, au moment de la préparation de la mariée. À travers les préparatifs et les costumes traditionnels, nous avons cherché à rendre cette étape visible, en donnant à voir des gestes empreints de soin et de transmission. Ce sont ces rituels corporels — le toucher, les rythmes, les attentions — qui nous ont profondément touchés, car ils racontent la place des femmes et une mémoire collective. La performance révèle ainsi ces gestes intimes, situés à la frontière entre le sacré et l’anodin. 

La musique et, en particulier les chants, occupent une place essentielle dans cette performance. Comment interagissent-ils avec la danse dans ce contexte ? Qu’apporte le mouvement à la parole, et inversement ? 

Amira & Rochdi : Les chants, composés de paroles, de prières et de rythmes, viennent soutenir et intensifier le geste. Ils agissent comme un catalyseur du mouvement, tandis que la danse prolonge cette connexion et en révèle toute la charge émotionnelle. 

La danse populaire tunisienne, riche de ses multiples facettes, joue-t-elle un rôle de mémoire et de transmission dans cette performance ? Comment la danse peut-elle à la fois préserver et réinventer des traditions anciennes, notamment celles liées au rôle des femmes dans la société tunisienne ? 

Rochdi : Je travaille sur les danses populaires tunisiennes depuis 2011, année de la révolution. Ces danses véhiculent une esthétique et une symbolique profondément liées à la vie quotidienne en Tunisie. Elles sont en effet porteuses de mémoire, et vectrices de transmission culturelle au sein même de la société. À travers elles, une forme d’identité ou de singularité tunisienne émerge en creux dans ce travail performatif. En explorant des danses comme la Fazani, la Jelwa ou la Bounaouara, je souhaitais interroger la relation entre la contemporanéité et la dimension populaire de ces pratiques. Sortir ces danses de leurs contextes sociaux et culturels pour les inscrire sur une scène expérimentale est un geste délicat : le risque est toujours de les priver de leur charge symbolique et historique. Conserver tout en réinventant, tel était l’objectif de ce parcours débuté il y a quatorze ans. Ce travail permet aussi d’explorer les rapports de genre et les tensions entre féminité et masculinité en danse. Les danses dites féminines sont ici exécutées par un corps masculin, et inversement. Ce inversion des rôles et le brouillage des limites entre lféminin et masculin crée une forme de vertige. Les danses féminines que j’ai choisies pour cette performance sont liées au rituel nuptial et à la célébration de la fertilité. À travers elles, j’ai cherché à mobiliser et articuler des parties du corps traditionnellement connotées féminines — le ventre, le bassin, les mains — tout en utilisant des objets, accessoires et costumes qui accentuent la féminisation du mouvement du corps masculin. 

Performance créée le 16 mai 2025 à l’Abbaye de Jumièges dans le cadre de l’exposition « Le temps creuse même le marbre الدوام ينقب الرخام » (du 17 mai au 21 septembre 2025).
En partenariat avec le festival Terres de Paroles (Normandie), l’Institut français de Tunisie et La Villette (Paris)

Amira Lamti est une artiste visuelle née en 1996 à Sousse (Tunisie), où elle vit et travaille. Diplômée en photographie et arts plastiques, elle explore les gestes, rituels et formes d’héritage à travers la photographie et la vidéo. Son travail a été exposé en Tunisie et en Espagne, et présenté dans des festivals comme JAOU (2024) et le Image Festival Amman (2025). Elle a été en résidence au Hangar Barcelona (2023) et à la Villa Salammbô (2025). 

Rochdi Belgasmi est un danseur et chorégraphe né en 1987 à M’saken (Tunisie). Figure du renouveau de la danse contemporaine tunisienne, il interroge les représentations de genre dans la danse populaire, à la fois sur scène, en recherche et à travers l’enseignement. Depuis 2013, ses pièces tournent à l’international : Palais de Tokyo, Institut du Monde Arabe, BOZAR, Friche Belle de Mai, ainsi que dans des festivals à Ouagadougou, Ramallah ou Yaoundé. Il a reçu le Prix de la Fondation Rambourg (2017) et collabore régulièrement avec les biennales Dream City et JAOU.

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