Des films tournés de nuit, capturés dans le désert du Sahara, filmés « à blanc », ou encore constitué de vidéos glanées sur les réseaux sociaux… Les artistes et vidéastes Fredj Moussa (1992), Ismaïl Bahri (1978) et Younès Ben Slimane (1992), actuellement présentés dans l’exposition « Le temps creuse même le marbre الدوام ينقب الرخام » à l’Abbaye de Jumièges, réinventent et questionnent le rôle de l’image et de la vidéo dans des œuvres engagées, poétiques, quasi-futuristes et surtout très contemporaines.
Textes : Victoria Jonathan, Doors Menyi
Fredj Moussa : capturer des mirages
Fredj Moussa est un artiste plasticien né en 1992. En utilisant les moyens de la vidéo, de la sculpture et de l’installation, Fredj Moussa engage le spectateur dans une réflexion sur les récits qui influencent notre perception des lieux et des cultures, en examinant comment histoires, mythes et souvenirs se mêlent pour façonner des paysages à la fois réels et imaginaires. Dans ses deux derniers films, Solar Noon (2022) et Mirage, The Inner Sea (2024), il questionne la mémoire invisible d’un lac asséché aux marges du désert du Sahara. Mirage, The Inner Sea est basé sur une histoire vraie datant de 1875, lorsqu’une mission coloniale française a projeté d’inonder le Sahara sous la mer Méditerranée. Le film réinvente cette situation historique et explore ses conséquences potentielles en mettant en scène des habitants qui racontent l’histoire de leur région submergée plus d’un siècle plus tard.
Dans Solar Noon (2022), il se sert de ce site comme d’une scène de théâtre, traversée par la réactivation de trois récits décrivant ce lieu apparemment vide comme une page blanche. Ces trois récits sont celui de l’artiste, celui de l’historien grec Hérodote (vers 486-vers 425 av. J.-C.), et celui du poète épique grec Apollonios de Rhodes (vers 295-vers 215 av. J.-C.). Fredj Moussa raconte le jour où, venu seul en repérage, il s’est trouvé pris dans une tempête de sable, sa voiture ensevelie sous le soleil de midi au milieu du désert. Hérodote écrit l’histoire de la rencontre annuelle de deux tribus séparées par le lac Triton, les Machlyes et les Auséens. Chaque année, les deux peuples célèbrent une fête en l’honneur d’Athéna, la déesse grecque de la sagesse et de la guerre, née sur leur territoire. Lors de ce rituel, des jeunes filles, divisées en deux groupes, s’affrontent avec des pierres et des bâtons. Celles qui succombent à leurs blessures sont appelées « fausses vierges ».
La prise de vues a lieu à un moment précis de la journée, celui où le soleil est à son zénith (Solar Noon, ou « midi solaire »). C’est l’heure à laquelle peuvent apparaître des mirages. Le lieu de tournage est un lac asséché situé entre la fin de l’Atlas et le Sahara, à la frontière entre le Maghreb (l’ouest, ou le couchant) et le Mashreq (l’est, ou le levant). Il se trouve donc lui-même à une position centrale, de « zénith ». L’image du film est comme brûlée par le soleil, surexposée, avec des couleurs désaturées. Créant un effet de décalage et d’anachronisme, les actrices sont vêtues de costumes en plastique, assemblés avec la collaboration de l’artiste Antonin Simon Giraudet à partir de matériaux récupérés à la fin d’un marché grâce à un éboueur : déchets plastiques, toiles de jute, tissus usés, éponges… Ces costumes, réalisés à partir de matériaux réemployés, s’éloignent délibérément des clichés de tenues « sahariennes » ou « berbères », créant ainsi un contraste frappant avec leur esthétique low-tech et DIY (do it yourself).
« Ce terrain d’interaction et de compatibilité, situé dans l’ancienne Libye et correspondant à l’actuelle Tunisie, est en constante mutation et réinterprétation. »
Mais si Fredj Moussa s’intéresse aux mythes du passé, ce n’est pas par nostalgie : c’est au service du présent, pour déconstruire des imaginaires hérités et réaffirmer le pouvoir qu’ont les individus d’y résister et de les dépasser. Il s’agit bien de capturer des mirages – les capturer pour mieux les comprendre et les apprivoiser. Et si le film s’achève sur le récit d’un artiste exsangue à la fin de la tempête et sous l’effet du soleil brûlant (« Le soleil me grignota tout ce qu’il me restait. J’en avais même perdu mon ombre »), l’artiste fait oeuvre en retournant dans ce désert et en explorant sa mémoire aussi multiple qu’invisible. Le culte il y a 2 500 ans d’une déesse qui deviendra Athéna y fut « vecteur d’échanges culturels et d’entrelacements symboliques ». Fredj Moussa écrit : « Ce terrain d’interaction et de compatibilité, situé dans l’ancienne Libye et correspondant à l’actuelle Tunisie, est en constante mutation et réinterprétation. Ce lieu de passage, façonné par les rencontres, tire son importance de sa capacité à évoluer et à se transformer. Il est vivant, hétérogène, et loin de représenter une entité figée ou originelle. »
Ismaïl Bahri : image de la matière, matière de l’image
Ismaïl Bahri est un artiste pluridisciplinaire né en 1978 à Tunis. On pourrait décrire sa pratique comme antidisciplinaire et comme une tentative d’abandon de la fonction mimétique de l’image. Il brouille les frontières entre vidéo, photographie, performance et sculpture. Il met en scène des gestes simples et répétitifs qui révèlent des phénomènes imperceptibles (l’écoulement d’un liquide, la captation de la lumière, les traces laissées par un souffle), et joue avec des éléments naturels (encre, vent, eau, lumière) pour troubler la perception et questionner la matérialité du monde. Son travail repose sur une économie de moyens, privilégiant des dispositifs modestes mais puissants sur le plan sensoriel et conceptuel.
Revers (2017) est une vidéo qui explore la matérialité de l’image imprimée et son effacement progressif à travers un geste simple et répétitif : le froissement d’une page de magazine. Ce mouvement, en apparence anodin, devient un rituel qui altère lentement l’image imprimée. Peu à peu, celle-ci disparaît sous l’effet des manipulations successives, ne laissant que des traces d’encre sur la peau de l’artiste, comme une mémoire résiduelle. Jouée en boucle toutes les cinq minutes, la vidéo révèle un cycle infini, où l’image s’efface inéluctablement. Pourtant, si la manipulation accélère sa disparition, elle la préserve aussi, en la réactivant sans cesse et en la transférant sur le corps. Ce geste confère à l’image une nouvelle portée, à la fois poétique et politique : dans un mouvement quasi-méditatif, il souligne l’impermanence des choses et la capacité du corps à en conserver la trace.
L’attitude de l’artiste, qui peut sembler désinvolte, traduit en réalité une disponibilité totale à l’instant, ancrant le photographique dans une pratique sensible, spontanée et matérielle. Il fait ainsi du spectateur le témoin d’un travail contre l’image et propose une autre approche de la photographie et de la vidéo. La bande-son, enregistrant avec précision le crissement du papier froissé, accentue cette expérience sensorielle et immersive.
Une femme passant derrière moi m’a dit « surtout ne ratez rien ! », sous-entendu « captez l’événement, gardez-en mémoire pour la collectivité ».
Dans Film à blanc (2013), Ismaïl Bahri réalise une expérience visuelle minimaliste à Tunis, en plein été, lors des troubles politiques qui suivent l’assassinat du député Mohamed Brahmi. Il filme le cortège funéraire en plaçant une feuille de papier blanc devant l’objectif de sa caméra qui masque presque entièrement l’image, ne laissant visibles que les bords. Il forme un halo blanc qui rappelle un écran de projection sans film. Le dispositif joue aussi sur la tension entre lumière et obscurité, perturbant l’image en surface comme dans une illusion de surexposition. La ville est représentée via les nuances de blanc sur la feuille posée devant l’objectif de la caméra.
« À l’origine, ce qui m’intéressait en filmant cette manifestation était le flux de vie, l’effet de masse. J’avais à l’esprit les images de foules au cinéma. Pour réaliser une fois sur place qu’une tension se créait entre l’événement historique et l’image déchargée – évidée – produite par le dispositif. Beaucoup de personnes du cortège m’ont pris pour un journaliste mais se demandaient ce que pouvait être cet appareil. Une femme passant derrière moi m’a par exemple dit « surtout ne ratez rien ! », sous-entendu, « captez l’événement, gardez-en mémoire pour la collectivité ». De ces mots affleure le caractère décalé de l’expérience, dans la mesure où il s’agit moins de capter l’événement que de le rater. Je filme à blanc. Et l’idée de filmer à blanc est importante car elle suppose un film évidé d’une partie de son contenu, un film hanté par ses images absentes. En fin de compte, il s’agit de cela. Ici, il n’y a pas de film sinon celui qui se déploie ailleurs, qui se projette en débords d’écrans. » L’artiste interroge ainsi les certitudes visuelles liées à la lumière, tout en utilisant un matériau ordinaire, le papier, pour troubler l’image numérique. La lumière et des objets qui semblent anodins peuvent, par des gestes simples, révéler une nouvelle perception du monde. Film à blanc se joue de la mécanique de l’image et questionne notre perception, avec une acuité qui résonne particulièrement aujourd’hui.
En empêchant l’accès immédiat à une image nette et complète, Ismaïl Bahri nous pousse à réfléchir à la manière dont les images sont produites, perçues et interprétées. L’image se construit autant dans ce qu’elle montre que dans ce qu’elle suggère. Il explore ainsi les tensions entre matérialité et immatérialité, visible et invisible, et présence et absence. Il nous invite à une réflexion poétique et conceptuelle sur la construction des images et la manière dont elles sont filtrées par un médium.
Découvrir le travail d’Ismaïl Bahri sur son site internet.
Younès Ben Slimane: une histoire des ruines
Younès Ben Slimane est un architecte, artiste et cinéaste né en 1992 en Tunisie. L’architecture occupe une place centrale dans son approche artistique : architecte de formation, il transpose dans son travail cinématographique une réflexion sur l’espace, le temps et la matière. L’architecture et le cinéma partagent une dynamique séquentielle : tout comme un bâtiment se découvre progressivement à travers le mouvement du corps dans l’espace, un film se déploie par une succession de plans et de séquences. Dans ses vidéos, cette influence se traduit par une attention particulière à la construction des cadres, à la relation entre l’humain et son environnement, ainsi qu’à la matérialité des paysages et des éléments naturels (terre, eau, feu). À travers ses films tournés dans le sud tunisien, dont sa famille paternelle est originaire, Younès Ben Slimane ne se contente pas de documenter un territoire : il interroge aussi des thèmes comme la mémoire, la transmission, le cycle de la ruine et de la reconstruction, transformant les espaces en lieux de réflexion sur le temps.
« J’ai vu en mes sujets des pierres phosphorescentes qui baignent dans des profondeurs obscures, et je venais révéler à chaque fois des gestes ou des détails de vestiges et de visages »
Entièrement tourné de nuit, We knew how beautiful they were, these islands (2022) suit un homme creusant des tombes dans le désert. Les corps sont absents, suggérés uniquement par quelques objets dérisoires : une sandale, un jouet, un peigne… L’absence de dialogue laisse au spectateur la liberté d’imaginer une histoire ou de se laisser happer par la puissance silencieuse des images. À travers ce film, Younès Ben Slimane évoque le drame des migrants disparus en mer au large de Zarzis, face à l’île de Djerba et près de la frontière libyenne. En raison de sa position géographique de carrefour, la Tunisie est l’un des principaux points de départ des migrants, majoritairement originaires de pays sub-sahariens, qui risquent la périlleuse traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. À Zarzis, les pêcheurs sont en première ligne pour secourir les migrants en détresse ou pour repêcher les dépouilles de ceux dont le rêve d’Europe s’est transformé en tragédie.
Depuis vingt ans, un ancien pêcheur tunisien, Chamseddine Marzoug, dont le fils a lui-même traversé la mer pour rejoindre l’Italie, s’est fixé une mission : enterrer dignement les naufragés. Alors, avec une pelle pour seul outil, il offre une sépulture à ceux qui ont pris tous les risques, poussés par la misère et l’injustice. Comment retranscrire l’atmosphère sombre du « cimetière des inconnus » de Zarzis et l’épaisseur de la nuit qui l’entoure ? We knew how beautiful they were, these islands se concentre sur les gestes précis d’un homme et les silhouettes d’anonymes. L’émotion brute du drame migratoire est atténuée par une forme d’ascèse de la mise en scène. Le travail sur l’obscurité et le cadre donne aux objets une dimension de reliques, et aux gestes des hommes l’air d’un rituel. L’artiste déplace le lieu et les éléments du rituel : il choisit de filmer l’architecture troglodyte de Matmata (« ces maisons souterraines, creusées dans la terre, se présentaient dans le film telles des tombes à grande échelle ») et les objets fragmentés (« la métaphore des corps échoués »).
Au sujet de ce film, Younès Ben Slimane cite l’écrivain japonais Jun’ichirō Tanizaki et son célèbre Éloge de l’ombre : « “De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité, émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre.” Dans We knew how beautiful they were, these islands, j’ai vu en mes sujets des pierres phosphorescentes qui baignent dans des profondeurs obscures, et je venais révéler à chaque fois des gestes ou des détails de vestiges et de visages. » Entre documentaire et fiction, le film repose sur un équilibre fragile : la caméra transforme la violence en rituel apaisant, elle conjure une terrible réalité sans jamais la nommer. Les objets substituent les corps des migrants, les vivants deviennent fantomatiques. L’absence des disparus n’en devient que plus palpable. « Nous le savions qu’elles étaient belles, les îles » : avec cette oeuvre dont le titre emprunte un vers au poète grec Georges Séféris, Younès Ben Slimane rappelle que les migrants qui prennent la mer au péril de leur vie le font avec le rêve d’une vie meilleure, malgré un destin précaire ou tragique souvent tracé d’avance.
Dans Fire Keepers (2023), c’est à la symbolique du feu, élément en perpétuelle transformation, que s’attache Younès Ben Slimane. Dans cette vidéo montée uniquement à partir d’images informelles filmées par des anonymes lors des manifestations qui ont marqué les 10 ans de la révolution tunisienne, récupérées par l’artiste sur internet et sur les réseaux sociaux, Younès Ben Slimane envisage le feu à la fois comme élément métaphysique et concret, et convoque cet élément puissant dans l’imaginaire collectif tunisien pour en faire une métaphore de la résistance. Le feu devient le protagoniste principal du film en même temps qu’il incarne une situation politique et sociale profondément bouleversée. Visuellement, l’artiste joue des qualités matérielles des images de manifestations qu’il collecte en ligne. Mais malgré l’omniprésence de la destruction, Fire Keepers porte une dimension régénératrice et cathartique. L’oeuvre ne se limite pas à un constat de fragilité – d’une civilisation, des images – mais s’inscrit dans une tentative de transformation et de réconciliation, tant pour l’artiste que pour une nation cherchant à faire la paix avec son passé et son présent.
À découvrir également : Chiraz Chouchane, Leïla et les fantômes (2023)
Installée en France depuis vingt ans, Chiraz Chouchane est une artiste plasticienne née en 1980qui crée un univers singulier, où se croisent symboles, objets, mots et présences multiples. Son travail, à la croisée du dessin, de la performance, de la photographie et du film, prend la forme d’une poésie cryptée, aux accents visionnaires et chamaniques. Dans Leïla et les fantômes (2023), l’artiste déconstruit les vestiges du passé pour réparer les blessures et permettre la réconciliation à une nouvelle génération. Ce court-métrage de fiction met en scène une jeune femme sans-papiers, Leïla, vivant seule dans un garage en banlieue parisienne, et sauvée par les fantômes de deux soldats de la Première guerre mondiale, Bachir (son arrière-grand-père) et Salomon. À partir d’éléments autobiographiques, ce film de genre utilise le fantastique pour aborder des questions sociales et politiques. Il met en lumière la condition précaire de nombreux étrangers vivant en France, la violence contemporaine faisant écho à la violence historique du passé colonial, et au sacrifice de la jeunesse sur des champs de bataille. À travers un mélange de burlesque, d’humour noir et de fantastique, le film questionne l’oubli de l’Histoire et le caractère implacable du réel. Il cherche à ouvrir une porte vers une dimension cachée, secrète et refoulée de la réalité, où le surnaturel sublime l’existence fragile de Leïla. L’impossible s’insinue dans sa vie par l’apparition des deux soldats fantômes, un événement qui bouleverse son destin, en l’extrayant de son isolement, et en lui permettant de résoudre ses conflits intérieurs pour se révéler à elle-même.
Découvrir le travail de Chiraz Chouchane sur Instagram.
Affiche du film Leïla et les fantômes (2023). Chiraz Chouchane et Kidam Productions
Sur la scène artistique contemporaine tunisienne, une nouvelle vague de femmes artistes visuelles crée des œuvres marquantes ancrées dans l'identité, la mémoire collective et la critique sociale. Cet article présente quatre voix remarquables mises en avant dans l'exposition « Le temps creuse même le marbre الدوام ينقب الرخام », qui offrent des réflexions puissantes sur la transformation personnelle et culturelle.
Sur la performance « Wled el Machta » présentée dans le vernissage de l'exposition « Le temps creuse même le marbre » à Jumièges, les deux artistes Amira et Rochdi partagent leurs idées et leurs réflexions derrière cette production.
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