Nicolas Bourriaud : « L’art en Occident est devenu le symbole de la séparation nature/culture »

Portrait de Nicolas Bourriaud.

Nicolas Bourriaud, commissaire d’exposition, écrivain, critique d’art et théoricien, est mondialement connu pour le concept d’esthétique relationnelle. Co-foundateur et co-directeur, avec Jérôme Sans, du Palais de Tokyo à Paris (2000-2006), il a été conservateur pour l’art contemporain à la Tate Britain, conseiller à l’origine de la Victor Pinchuk Foundation à Kyiv, chef de l’Inspection de la création artistique au ministère de la Culture, directeur de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. Il a été le fondateur et directeur de Montpellier Contemporain (MoCo). Il a fondé la coopérative curatoriale Radicants en 2022.

Cet entretien fait partie d’une série de conversations « L’art et l’écologie » publiée dans le numéro spécial « Habiter le Flux » (2024) de la revue LEAP. Ce nouveau numéro vise à alimenter la réflexion et les débats sur l’art contemporain et les questions interculturelles entre artistes, critiques et chercheurs dans une perspective transdisciplinaire et franco-chinoise.

Entretien : Victoria Jonathan

LEAP : Votre dernier ouvrage, Inclusions (PUEF, 2021 ; Sternberg Press, 2022, pour la version anglaise) est sous-titré Esthétique du capitalocène : pourquoi préférez-vous cette notion à celle d’Anthropocène ?

Nicolas Bourriaud : Pour une raison très simple : parce que les mutations qui ont abouti à ce que l’on appelle désormais l’Anthropocène proviennent d’un système de production, et non pas de l’espèce humaine en tant que telle. J’utilise les deux termes, mais en réalité ce sont certaines dispositions du capitalisme qui ont abouti au changement climatique : considérer le monde vivant comme une simple matière première, par exemple. Ou la standardisation de la notion de valeur par son équivalent en monnaie. L’art, c’est du troc d’expériences humaines. C’est le contraire de cet équivalent général abstrait qu’est l’argent.

LEAP : Vous travaillez dans un va-et-vient permanent entre l’exposition et le texte, vos livres étant directement liés à votre pratique de curateur, et votre réflexion étant nourrie par les artistes autant que par les penseurs. Inclusions est paru suite à une trilogie d’expositions, qui a commencé en 2014 avec The Great Acceleration (La Grande Accélération) à la 9e Biennale de Taipei pour se prolonger avec Crash Test au Mo.Co. Panacée à Montpellier (2018) puis Le Septième Continent à la 16e Biennale d’Istanbul (2019). Pouvez-vous resituer ce livre dans votre parcours, à la fois comme théoricien et comme curateur ?

Nicolas Bourriaud : La grammaire de l’exposition n’est pas celle du livre, et passer de l’une à l’autre implique tout un processus de traduction. On n’illustre pas des idées par des œuvres, ce serait ne rien comprendre à la pensée visuelle. En revanche, le dialogue des œuvres d’art entre elles m’apprend toujours quelque chose, que je retranscris dans mon livre suivant. Et vice versa. Inclusions se situe au milieu de ce cycle d’expositions qui a commencé à Taipei, c’est une manière de tirer les leçons des nouveaux rapports existant entre les artistes et le changement climatique. La question principale que pose ce cycle d’expositions, question qui se prolonge à la biennale de Gwangju dont je suis le directeur artistique cette année, c’est : quel est l’impact de l’Anthropocène sur les modes de représentations contemporaines ? Ou plutôt : cette mutation a-t-elle un effet direct sur la manière dont les artistes conçoivent l’espace et le temps ? J’essaie d’en faire émerger des figures repérables : la crise de l’échelle humaine, la boucle, ou encore l’effet Larsen, une figure sonore qui signifie le manque d’espace.

Affiche de la 15e Biennale de Gwangju (Corée du Sud), 2024.

LEAP : Chacun de vos livres s’articule autour d’un « penseur totem » qui agit comme un interlocuteur : pourquoi avez-vous choisi dans ce livre de dialoguer avec Claude Lévi-Strauss, et de jeter un pont entre l’anthropologie et l’art contemporain ?

Nicolas Bourriaud : Vous avez raison, j’essaie toujours d’engager un dialogue spécifique avec un auteur que j’estime central pour le sujet que je traite. En l’occurence, Lévi-Strauss, qui fut le mentor de Philippe Descola, est le penseur qui a profondément renouvelé la problématique nature/culture. Mais tout le livre se présente comme un essai d’anthropologie. Cette discipline m’intéresse avant tout car, comme la définit l’anthropologue britannique Tim Ingold, elle est « de la philosophie avec les gens à l’intérieur… » Aussi, parce qu’elle repose sur la non-hiérarchisation des sources d’information, comme les cultural studies anglo-saxonnes. Autrement dit, un morceau de harpon est placé au même niveau d’intérêt qu’une statue, un rituel ou un mythe. C’est une science participative, qui ne se choisit pas d’objet a priori, mais des interlocuteurs. Par ailleurs, Lévi-Strauss a montré la voie en ce qui concerne le refus du binarisme sur lequel se fonde les sociétés occidentales, et notamment la division entre la nature et la culture, le civilisé et le sauvage. Il a démonté le mythe du « progrès », qui positionne un type humain comme le futur d’un autre, et qui impose son modèle temporel pour organiser l’espace des autres. Lévi-Strauss est un penseur anti-colonial, mais surtout un penseur de la nature.

LEAP : Quel sens donnez-vous au mot « inclusions », et comment peut-il nous amener à redéfinir l’art contemporain et éduquer le regard ?

Nicolas Bourriaud : Le concept de pensée inclusive, tel que je l’entends, part du constat qu’une nouvelle ère est arrivée, l’Anthropocène. Le réchauffement climatique, et plus généralement l’action destructrice de l’être humain sur la planète, nous amène à de nouvelles conceptions de l’espace-temps, que l’on peut percevoir clairement dans l’art contemporain. Tout d’abord, une promiscuité globale, mondialisée. Le système financier peut dépendre de l’apparition soudaine d’un virus, l’achat d’un produit particulier à Londres peut entraîner une déforestation massive au Pérou. Ensuite, nous vivons une véritable crise de l’échelle humaine : plus rien n’est purement « humain », ni purement « naturel ». Nous sommes immergé/es dans un espace sans bords ni limites, dont le moteur est invisible à l’œil nu, depuis les pesticides jusqu’aux virus, sans parler du capital lui-même. Ce que j’appelle une pensée artistique inclusive, c’est donc avant tout l’inclusion du vivant dans la forme, la reconnaissance par l’artiste que le monde n’est pas constitué de figures qui se détacheraient sur un fond indifférencié. Tout est surface, et tout est actif. Il n’existe pas d’objets, mais des êtres, des sujets qui possèdent ce que l’on appelle une « agentivité ». Cette pensée inclusive, c’est celle de l’artiste qui ne se trouve plus face au monde, mais immergé dans une substance active, qu’il/elle travaille par des cadrages, des montages ou des assemblages. Dans Inclusions, j’essaie d’interroger la distinction classique entre les productions humaines et animales.

L’art, en Occident, est devenu le symbole de la séparation nature/culture. Mais en fait, nous partageons l’idée de société avec les fourmis ou les abeilles, et la notion d’outil avec une centaine d’espèces animales. L’art est considéré comme une expression spécifiquement humaine, mais Charles Darwin distinguait trois régimes de la beauté naturelle : la beauté formelle, liée à l’intuition d’un ordre esthétique sous-jacent, notamment dans l’adaptation parfaite d’une fonction naturelle à sa structure organique. Ensuite la beauté née d’une relation écologique, celle que développeront Deleuze et Guattari dans leur fameux texte sur « l’abeille et l’orchidée ». Et enfin, la beauté née de la sélection sexuelle : l’existence du sentiment du beau est, pour Darwin, le véritable moteur de l’évolution. La pensée inclusive, je pourrais la définir comme une articulation vivante d’éléments appartenant à des régimes ou des sphères différentes, qui sont mis en connexion par l’artiste. En gros, c’est la définition d’un écosystème. Il faut apprendre à regarder les œuvres comme des écosystèmes.

Vue de la 15e Biennale de Gwangju (Corée du Sud), 2024. Julian Abraham Togar, That is not still, 2024, film, 61’56 »

LEAP : Selon vous, l’Anthropocène fonctionnerait comme un « stade du miroir collectif » (pour paraphraser Jacques Lacan) nous faisant envisager « un univers enfin intégral, fait de liaisons vitales et de codépendances » se substituant à « un monde démembré et étiqueté par la prédation économique ». L’Anthropocène nous donne une autre « leçon » : le capitalisme globalisé, la pensée coloniale et le patriarcat sont « trois déclinaisons d’un système de pensée dont on trouve la source dans la division établie par l’Occident entre nature et culture ». Vous accordez une position d’exception aux artistes, que vous comparez aux « magiciens, alchimistes et sorcières du Moyen Âge » : pourquoi ? N’est-ce pas contradictoire avec le mouvement global de marchandisation de nos sociétés, auquel n’échappe pas le monde de l’art ? Les nouvelles formes de domination n’ont-elles pas réussi à intégrer ces dispositifs critiques voire à les transformer en produits de luxe ?

Nicolas Bourriaud : Le luxe, c’est le pôle opposé du déchet. Entre les deux, il y a l’œuvre d’art, qui n’est ni l’un ni l’autre. Elle permet au contraire de sortir de ce système en circuit fermé, qui se nourrit de lui-même et qui est dépourvu de tout dehors, comme l’a démontré la crise des subprimes, ou les pyramides de Ponzi dans lesquels le crédit se voit financé par d’autres crédits, l’argent produisant l’argent. C’est un phénomène d’ « auto-colonisation », pour reprendre Lévi-Strauss. Il en donnait les raisons : l’humanité est « devenue trop nombreuse sur un espace terrestre qu’elle ne peut agrandir », et elle se voit aujourd’hui « réduite de ce fait à se coloniser elle-même ». L’art, comme la magie autrefois, permet de doter un objet banal d’un statut spécifique, exceptionnel. L’artiste pose son nom propre sur un objet de consommation courante, comme le sorcier apposait ses pouvoirs à une plume d’aigle. Le rôle d’un chamane est très comparable à celui d’un artiste : il consiste à négocier avec des forces invisibles, afin de restaurer l’ordre mis à mal par un quelconque évènement, à rendre visible ce qui ne l’est pas toujours. L’anthropologue brésilien Viveiros de Castro écrivait que son rôle consiste à « établir des corrélations ou des traductions entre les mondes respectifs de chaque espèce naturelle. » Intercédant avec le règne animal et les esprits, voyageant dans d’autres mondes, le chamane comme l’artiste organisent des moments de renversement des principes sociaux, cherchent à transformer la matière par le regard, à exposer ce que le corps social réprime ou refoule. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi un genre musical vernaculaire, le pansori, comme titre pour la biennale de Gwangju : c’est une forme musicale qui accompagnait les rituels chamanistiques dans la Corée du XVIIIe siècle, une métaphore du voyage à travers des mondes non-humains, mais aussi la voix des subalternes. Pan, en coréen signifie la « place publique », et sori, le son ou le bruit.

Vue de la 15e Biennale de Gwangju (Corée du Sud), 2024. Cheng Xinhao, Stratums and Erratics, 2023-2024, vidéo monocanal, couleur, son, 71’58 ». Courtesy de l’artiste et de la Tabula Rasa Gallery.

LEAP : En quoi le concept anthropologique de mana (pouvoir spirituel véhiculé par certains objets ou certaines personnes) vous permet-il de dépasser le binarisme occidental opposant matière et forme, objet et sujet ?

Nicolas Bourriaud : Après Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss définissait le mana comme un « fluide que le shaman manipule, qui se dépose sur les objets sous une forme observable, qui provoque des déplacements et des lévitations et dont l’action est généralement considérée comme nocive ». C’est à la fois un certain mode d’action, une qualité des objets et un état spécifique. Autrement dit, une sorte de régime supplémentaire de signification, qui rassemble dans une zone mentale spécifique tout « l’excès de signification » produit par une société. Aujourd’hui, on nomme « art » cette zone irrationnelle, un peu folle, et qu’on ne comprend pas toujours. Autrefois, on associait ces mêmes choses au domaine de la magie. En faisant d’un porte-bouteilles une œuvre d’art, Marcel Duchamp fonctionne dans nos sociétés comme le magicien dans les sociétés traditionnelles.

Vue de la 15e Biennale de Gwangju (Corée du Sud), 2024. Noel W. Anderson, In Defense of Black Leisure, 2024, quatre tapisseries, son, performance, dimensions variables. Commande de la 15e Biennale de Gwangju.

LEAP : En tant que curateur, vous avez travaillé en France mais également en Grande-Bretagne, en Turquie, en Russie… Dans Race et histoire (1952), Claude Levi-Strauss pousse un cri d’alarme contre l’uniformisation du monde. A l’heure où sont réduits les « écarts différentiels » entre les cultures et où l’on assiste à une réaffirmation de traditions autrefois infériorisées, quelles ressources sont à la disposition des artistes pour résister à la standardisation ? En quoi les récents débats sur « l’appropriation culturelle » constituent-ils selon vous une fausse route ?

Nicolas Bourriaud : Il n’y a pas de culture sans échanges. Sans référence à d’autres systèmes de pensée que celui dans lequel on est né, l’art, la littérature et la pensée mondiale en général seraient d’une extrême pauvreté. Si je ne connaissais rien d’autre que la culture française de mes parents, mes textes n’auraient que peu d’intérêt. La notion d’appropriation renvoie à la propriété bourgeoise, elle n’a rien à voir avec la culture et l’art. Pense-t-on vraiment qu’un peuple, ou un groupe humain, doit détenir un copyright sur la pensée ? Pour parler de moi, je ne pense pas que la culture française m’appartienne davantage qu’à une étudiante équatorienne. Ce serait absurde. Je combats cette esthétique GPS qui apparaît aujourd’hui, une sorte d’esthétique de la géolocalisation, qui voudrait que la valeur d’une œuvre dépende des paramètres identitaires de son auteur ou autrice. Je conseille aux artistes de tout s’approprier, et surtout ce qui n’appartient à personne : le Guernica de Picasso n’appartient pas à l’Espagne, mais à l’humanité.

LEAP : La Chine est l’un des pays où le phénomène d’accélération de nos sociétés est le plus impressionnant, passant en quarante ans de l’époque féodale à une économie de marché parmi les plus performantes. Dix ans après la Biennale de Taipei que vous avez curatée autour du thème The Great Acceleration, quel regard jetez-vous sur la scène contemporaine chinoise et sa place dans la conversation artistique globale ?

Nicolas Bourriaud : Les époques les plus intéressantes de l’art chinois, à mon avis, sont celles où il entre en rupture avec le confucianisme. La peinture sous les Song est bien plus intéressante, parce qu’elle est réalisée par des érudits, des poètes, des métaphysiciens. Les années 1990 sont passionnantes parce qu’elles introduisent à des personnalités en rupture. Aujourd’hui, j’ai par exemple invité à la biennale de Gwangju des artistes comme Cheng Xinhao ou Wang Yuyan, qui sont porteurs d’idées radicales et novatrices, tous deux s’exprimant à travers la vidéo. Mais à Taipei, j’avais également travaillé avec Hu Xiaoyuan, qui me semble une artiste importante, mais je pourrais en citer d’autres. Ce qui me semble ralentir la scène artistique chinoise en ce moment, c’est le manque de personnalité de beaucoup de ses musées et centres d’art, qui semblent recycler les mêmes idées et les mêmes esthétiques, ou céder à un art spectaculaire et facile.

Vue de la 15e Biennale de Gwangju (Corée du Sud), 2024. Marguerite Humeau, *stirs, 2024. Commande de la 15e Biennale de Gwangju. Courtesy de Surface Horizon Ltd.

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