Cao Dan : « Quand on choisit de mener une vie « nomade », il faut savoir « suivre le courant » »

Portrait de Cao Dan © Cao Dan

CAO Dan, née dans le Guangdong en 1972, vit et travaille actuellement entre Shanghai et Paris. Journaliste spécialisée dans les médias artistiques, curatrice et réalisatrice de documentaires, elle a vécu plusieurs années en France. Depuis 2019, elle préside la branche artistique de Meta Media (anciennement Modern Media) et est directrice de la publication de The Art-Journal, ArtReview China, et LEAP. En parallèle, elle a produit et réalisé plusieurs documentaires et collaboré avec de nombreuses institutions culturelles françaises ainsi qu’avec des fondations de marques en Chine, telles que le Festival Croisements, Centre Pompidou X West Bund Museum Project à Shanghai et le festival Jimei x Arles. En 2021, elle a co-curaté l’exposition « KAÏ WU : L’art et design en Chine » à Lille et coédité avec le curateur Hans Ulrich Obrist le livre Do-It China 2021.

Cet entretien est dans la série d’interviews « C’est où, chez nous? » publiée dans le numéro spécial « Habiter le Flux » (2024) de la revue LEAP. Ce nouveau numéro vise à alimenter la réflexion et les débats sur l’art contemporain et les questions interculturelles entre artistes, critiques et chercheurs dans une perspective transdisciplinaire et franco-chinoise.

Entretien : HE Jing

LEAP : Vous avez grandi dans une grande famille d’artistes, avec des parents qui étaient tous deux des sculpteurs renommés. Aujourd’hui, votre mari, votre sœur et votre beau-frère sont également des artistes. Très jeune, vous avez quitté votre foyer pour vivre seule en France. Plus tard, pour des raisons professionnelles, vous avez passé de nombreuses années à faire des allers-retours entre la Chine, votre terre natale, et la France, votre pays d’adoption. Votre relation avec votre famille, très proche mais maintenue à une distance saine, représente probablement un équilibre que beaucoup de femmes chinoises envient aujourd’hui. Quel est votre avis à ce sujet ?

CAO Dan : La notion de famille a toujours occupé une place centrale dans la société chinoise. Dès mon plus jeune âge, j’ai eu envie de découvrir le monde. J’ai trouvé un travail très tôt qui m’a permis de quitter le foyer familial, et puis de partir pour la France en 1997. Cela s’explique peut-être par l’influence de ma mère, une personne très ouverte et généreuse. Notre maison a toujours été un lieu de rencontre, accueillant aussi bien des fonctionnaires que des paysans, des étudiants de différents horizons, ainsi que des amis occidentaux. Cette diversité m’a ouvert une fenêtre sur le monde extérieur et a nourri ma curiosité. La lecture a également joué un rôle important, notamment les livres que ma mère nous incitait à lire, en particulier la littérature française, dès mon adolescence. Pourtant, je ne me suis jamais vraiment éloignée de ma « famille ». Mon travail dans les revues d’art m’a maintenue au sein d’une grande famille artistique. Je pense que j’ai beaucoup de chance d’avoir toujours eu la possibilité de choisir, de vivre en Chine ou en France, d’exercer un métier que j’aime. En fait, je n’ai pas besoin de mettre une distance entre moi et la « famille » car cette distance a toujours existé. C’est une distance qui me permet de voir, d’écouter, de réfléchir et de comprendre le vrai sens de la « famille ». C’est une distance dans l’espace et non une distance du cœur.

LEAP : En tant que directrice de revues d’art et commissaire d’exposition, les voyages fréquents et les déménagements font presque partie intégrante de votre quotidien. Cependant, chacun des foyers où vous avez vécu, que ce soit à Pékin, Shanghai, Canton ou Paris, me donne l’impression que vous y avez vécu pendant longtemps. Comment parvenez-vous à atteindre cette sérénité et à vous adapter avec autant de facilité à chaque nouveau logement ?

CAO Dan : Quand on choisit de mener une vie « nomade », il faut savoir « suivre le courant », autrement il devient difficile de s’investir dans ce métier. Il s’agit d’un ajustement d’état d’esprit, je suis quelqu’un d’assez adaptable. L’impression d’« avoir vécu ici depuis longtemps » que vous avez mentionnée est probablement due au fait que chaque maison où je m’installe est remplie d’étagères de livres.

Cao Dan a présidé le forum de l’exposition « Design and The Wondrous », Centre Pompidou x West Bund Museum Project à Shanghai en 2020.
Vue de l’exposition “KAIWU. Art et design en Chine”, Musée de l’Hospice Comtesse, Lille, 2021. Daniel Rapaich – DICOM/Ville de LILLE

LEAP : Depuis 2012, quand vous avez pris la direction des revues d’art chez Meta Media Group (anciennement Modern Media Group), douze années se sont écoulées, durant lesquelles l’ensemble du domaine de l’art contemporain a traversé différentes phases de développement.Du point de vue professionnel, comment la relation entre l’art contemporain chinois et le monde extérieur a-t-elle évolué durant cette période ?

CAO Dan : Au cours de la dernière décennie, les relations entre l’art contemporain chinois et le monde extérieur ont en effet subi de grands changements. Surtout dans l’ère post pandémique, le paysage international a évolué, et l’environnement géopolitique mondial est devenu de plus en plus sensible et complexe. L’art contemporain chinois, déjà intégré au système mondial, est inévitablement influencé par ces dynamiques. Le marché de l’art chinois entre 2013 et 2019 était en plein essor, marqué par un optimisme généralisé dans le secteur. Nous avons vu le lancement de la Foire d’art contemporain de Shanghai ART021 en 2013. Christie’s a organisé sa première vente aux enchères en Chine l’année suivante, et Shanghai WestBund Art and Design Fair a vu le jour. De nombreux musées d’art privés ont émergé à travers le pays, notamment le Long Museum (WestBund) et le YUZ Museum à Shanghai. 

Exposition « Chen Jialing. Une vie au bord du fleuve » dans un ancien couvent du XIVe siècle à Paris, 2024

Cependant, aujourd’hui, la mondialisation atteint un nouveau tournant historique. Le mode de production de l’art contemporain chinois est étroitement lié au système global de mondialisation. Le changement climatique, le nouvel ordre mondial multipolaire, ainsi que l’entrée de l’économie chinoise dans une ère de faible croissance, ont tous contribué au ralentissement du marché de l’art, affectant ainsi le développement de l’art contemporain chinois au niveau national et international. L’attention portée par les Européens et les Américains à l’art chinois s’est affaiblie, ces régions ayant leurs propres préoccupations et agendas. Les opportunités d’exposer à l’étranger pour les artistes chinois ont été considérablement réduites. Dans l’ensemble, l’optimisme qui prévalait autrefois dans le monde de l’art contemporain chinois a été remplacé par une certaine anxiété face à l’incertitude de l’avenir. En même temps, nous constatons également que certains jeunes artistes chinois formés à l’étranger choisissent de s’y établir de manière plus durable. Ils poursuivent leurs activités créatives à l’étranger, intégrant ce nouveau contexte avec une confiance renforcée et une attitude plus prudente.

« Do it: China 2021» Ed. Hans Ultrich Obrist et Cao Dan. China CITIC Press, 2021. Ce livre a été récompensé par le prix du « Plus beau livre de Chine 2022 ».

LEAP : Ces dernières années, vous avez conçu plusieurs projets culturels et artistiques entre la Chine et la France, y compris des publications, des expositions, ainsi que divers forums et événements. Forte de votre expérience, comment peut-on promouvoir un « échange culturel » plus approfondi ? Au-delà du soutien politique, les relations humaines, à l’échelle individuelle, ne sont-elles pas également des facteurs déterminants ? En d’autres termes, comment peut-on harmoniser la coopération entre les macro-politiques et les interactions individuelles à petite échelle pour favoriser ce type d’échange ?

CAO Dan : Dans les échanges culturels et artistiques, je fais davantage confiance aux relations établies par les individus. Ces échanges sont tellement réels, concrets et vivants, et porteurs d’une forte dimension personnelle. Par exemple, dans le domaine de la traduction et de l’édition littéraire entre la Chine et la France, Chen Tong a introduit en Chine une collection de livres issus des Éditions de Minuit depuis 1999, tandis que Geneviève Imbot-Bichet a fondé Les Éditions Bleu de Chine en 1994, publiant des centaines de livres de littérature chinoise contemporaine. De plus, je tiens à souligner le rôle essentiel de l’éducation en tant que forme d’échange culturel. A l’image de ce numéro spécial de LEAP en français, qui est le fruit des efforts conjoints d’un groupe de Chinois ayant étudié en France et de Français ayant vécu et étudiant en Chine, l’éducation permet à des personnes issues de cultures différentes de transcender les stéréotypes, d’approfondir leur compréhension mutuelle et leur reconnaissance de la diversité culturelle, et de tisser un réseau de communication durable. Bien entendu, le soutien des politiques à grande échelle peut faciliter les échanges culturels, mais c’est en mettant en place un mécanisme efficace pour soutenir les projets individuels que nous pourrons véritablement promouvoir des échanges significatifs et durables.

Retrouvez cet entretien et bien d’autres contenus dans « Habiter le flux 不居 », numéro spécial de LEAP, disponible :

France

📍Galerie sans titre, 3 rue Michel Le Comte, 75003 Paris
📍Librairie Le Phénix, 72 Boulevard de Sébastopol, 75003 Paris
📍8lithèque, 3 Rue Victor Considérant, 75014 Paris
📍Librairie Monte-en-l’air, 2 Rue de la Mare, 75020 Paris

Chine

En ligne sur https://j.youzan.com/CIBRBp

International

Contacter oscarlai@modernmedia.com.hk

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