Emilia Philippot : “A travers l’œuvre de Picasso, on peut à la fois suivre la trajectoire d’un homme dans son siècle, et la naissance de l’art moderne.”

Emilia Philippot.

« Picasso. Naissance d’un génie » a représenté la plus importante exposition de Pablo Picasso jamais organisée en Chine est présentée à UCCA (Pékin) du 15 juin au 1er septembre 2019. Au total, 103 œuvres – peintures, sculptures, et œuvres sur papier, issues des collections du Musée national Picasso-Paris, ont voyagé à Pékin pour proposer une vue d’ensemble des trois premières décennies de la carrière de Picasso dans une exposition spécialement conçue et organisée pour cette présentation en Chine.

Le commissariat de l’exposition a été assuré par Emilia Philippot, spécialiste de Picasso, cheffe des collections du Musée national Picasso-Paris.

Doors a eu l’opportunité de rencontrer Emilia Philippot, avant l’ouverture de Picasso. Naissance d’un génie et de lui poser quelques questions sur les choix qui ont guidé le commissariat de cette exposition.

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Vue de l’exposition « Picasso. Naissance d’un génie » à UCCA Pékin. Avec l’autorisation de UCCA Center for Contemporary Art

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Vue de l'exposition "Picasso-Naissance d'un génie" à UCCA Beijing. Avec l'autorisation du UCCA Center for Contemporary Art

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Vue de l’exposition « Picasso. Naissance d’un génie » à UCCA Pékin. Avec l’autorisation de UCCA Center for Contemporary Art

DoorZine : Comment avez-vous travaillé sur le concept de l’exposition « Picasso. Naissance d’un génie » ? Comment s’est faite la sélection des œuvres à partir des collections du Musée national Picasso-Paris ?

Emilia Philippot : Cette exposition, intitulée « Picasso. Naissance d’un génie » se concentre sur la période allant de la formation de l’artiste autour de 1895, jusqu’à l’âge d’or du « classicisme » picassien du début des années 1920. Elle traverse les périodes bleue et rose, mais rend aussi compte, par de nombreux chefs-d’œuvre, de la période primitiviste et des différentes phases du cubisme. Les œuvres ont été choisies avec un soin tout particulier prenant en compte différents paramètres : leur état de conservation en premier lieu, leur caractère exemplaire pour donner à comprendre l’évolution de l’artiste au travers d’œuvres représentatives des différents langages plastiques qu’il élabore durant cette période, et leur caractère pluridisciplinaire, l’idée étant de montrer que Picasso est, dès ses début, un artiste complet qui expérimente l’ensemble des médiums. Elle s’achève par une sélection d’œuvres plus tardives, de 1927 à 1972, qui rendent compte de la permanence de sujets et de principes fondateurs très tôt mis en place dans son travail.

DoorZine : L’exposition se concentre sur les 30 premières années de la vie artistique de Picasso. En quoi cet angle d’approche est-il intéressant et que permet-il de mettre en lumière ?

Il est toujours intéressant d’étudier les premières périodes d’un artiste, pour mieux comprendre notamment comment se mettent en place les principes fondateurs d’une œuvre. Dans le cas de Picasso plus particulièrement, ce qui frappe, c’est à la fois sa grande précocité, la maîtrise incroyable dont il fait preuve dès ses plus jeunes années, mais aussi la rapidité avec laquelle il s’affranchit des conventions et construit sa propre identité artistique. Cette dernière, riche et plurielle, se nourrit tout à la fois de l’enseignement qu’il a pu tirer de sa formation académique, mais aussi et surtout, de son appétit et de sa curiosité pour l’oeuvre de ses prédécesseurs et contemporains de la génération précédente. Picasso a déclaré plus tard qu’il ne cherchait pas, qu’il trouvait. En effet, on constate qu’il est dans un mouvement continu qui procède par expérimentations successives et creuse plusieurs sillons parallèles dont la cohésion n’est pas toujours immédiatement perceptible. C’est précisément dans cette liberté d’approche et ce génie d’invention que résident l’unité de son travail.

« Ce qui me fascine chez Picasso, c’est évidemment son talent, et la profonde remise en question de l’art de représentation »

Emilia Philippot

DoorZine : Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours ? Quand et pourquoi avez-vous commencé à vous intéresser à Picasso ?

J’ai étudié l’histoire de l’art à l’Ecole du Louvre, avec une spécialité en arts du 19ème puis du 20ème siècle, où j’ai suivi un cycle de trois ans sur la représentation du cirque dans l’œuvre de Picasso. Avant même de passer le concours de conservateur, j’étais donc très familière de cet artiste dont j’avais pu voir, plus jeune, de nombreuses œuvres par le biais de reproductions, livres ou cartes postales. Je me souviens notamment d’une carte postale du portrait de Jacqueline, connue aussi sous le nom de Madame Z, dont le profil presque sculpté par un ensemble de facettes colorées, dégageait une impressionnante monumentalité, et qui, dans le même temps, par certains détails soignés comme les yeux, était d’une grande élégance qui force le respect : elle avait la solidité et la permanence de l’antique, tout en étant éminemment moderne et séduisante.

Lorsque je travaillais sur la période rose des saltimbanques, j’ai été touchée, comme beaucoup je crois, par la profonde empathie de Picasso pour les gens du cirque, mais aussi plus largement pour les marginaux, les errants, les artistes qui vivent à côté de la société. J’ai été également saisie par le mélange de grâce et de tristesse qui caractérisaient ses compositions. Et lorsque j’ai réalisé que l’ensemble de ces œuvres avaient été faites par le même artiste, j’ai été saisie d’une sorte de vertige.

Ce qui me fascine chez Picasso, c’est évidemment son talent, et la profonde remise en question de l’art de représentation qu’il a initiée avec le cubisme, mais c’est surtout, je crois, son incroyable force de renouvellement, sa capacité à être entièrement contemporain de son monde, à le comprendre et à en rendre compte d’un point de vue plastique mais aussi humain : de la Barcelone de 1900 à la Croisette du festival de Cannes dans les années 1950, du Paris des années folles à la libération sexuelle de la fin des années 1960 en passant par la sombre période des années 1930, Picasso n’en finit pas de réinventer son langage en réaction à son environnement qu’il soit intime, historique, social, culturel… A travers son œuvre, on peut tout à la fois suivre la trajectoire d’un homme dans son siècle, et la naissance de l’art moderne.

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Pablo Picasso, "Violon et feuille de musique. Paris", automne 1912. Musée national Picasso-Paris © Succession Picasso 2019

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Pablo Picasso, "Studies", 1920. Oil on canvas, 100x81cm. Musée national Picasso-Paris. Courtesy of Succession Picasso 2019

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Pablo Picasso, "Autoportrait", Paris, fin 1901, Succession Picasso 2019

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Picasso, “Autoportrait”, Paris, Automne 1906 ©Succession Picasso 2019

DoorZine : “Picasso. Naissance d’un génie” s’articule en six différentes sections, s’appuyant successivement sur les années d’apprentissage de Picasso, les périodes Bleu et Rose, une période d’expériences révolutionnaires avec les formes et l’espace suivie d’une période cubiste, avant de présenter le tournant vers une renaissance classique ainsi que son incursion dans le monde du spectacle et de la danse. Pouvez-vous développer un peu ce choix de parcours ? Devons-nous voir dans le développement artistique de Picasso une évolution linéaire ou plutôt circulaire ?

Le parcours a d’emblée été pensé en plusieurs chapitres chronologiques qui permettent de comprendre la genèse des formes chez Picasso et de bien mesurer le chemin accompli pendant ces trente premières années de création, entre sa formation académique, sa première identité artistique, puis la révolution du cubisme et le renouveau classique au sortir de la première guerre mondiale. Cette approche traditionnelle répond à un souhait de clarté de propos pour un public qui n’aura, pour la plupart, jamais vu de Picasso auparavant.

Elle se double d’une mise en contexte à grande échelle avec, à l’extérieur de chacune des boîtes accueillant chacun des chapitres, un portrait de l’artiste au moment où les œuvres ont été créées pour, d’une part avoir conscience de son extrême jeunesse, et d’autre part, visualiser la métamorphose physique du jeune homme, dont les postures témoignent de sa prise de confiance croissante et de son attitude conquérante. Autre mise en contexte à l’intérieur des espaces scénographiques, des vues d’ateliers ou lieux de création marquants permettent d’ancrer cette histoire dans l’art dans une histoire plus large, de l’Espagne à la France en passant par l’Angleterre.

Dans le même temps, le projet a aussi dès le début consisté à établir des ponts entre les différentes périodes, à décloisonner cette catégorisation certes pertinente mais souvent trop normative et exclusive.

L’enjeu du projet était aussi de montrer comment ces œuvres dialoguent entre elles, comment dès les premières années de création de Picasso, l’artiste met en place certains principes, questionnements et pratiques qu’il n’aura de cesse de revisiter et réinventer tout au long de sa carrière. C’est la raison pour laquelle nous avons travaillé, avec le scénographe, à ménager des ouvertures et travailler des perspectives de manière à faire prendre conscience de la permanence d’un certain nombre de thématiques comme l’autoportrait ou le rapport peinture/sculpture (peintures sculpturales et – ou sculptures picturales) ou grandes orientations (multiplication des points de vue, distanciation du sujet). C’est aussi la raison d’être de cette place centrale qui achève le parcours, mais apparaît par bribes tout au long de l’exposition et permet d’ouvrir au-delà des bornes chronologiques définies en donnant un aperçu de l’œuvre ultérieur à travers des chefs-d’œuvre emblématiques, sortes d’images d’Epinal du répertoire picassien.

DoorZine : Quelles sont, pour vous, les œuvres majeures de cette exposition ?

La sélection d’œuvres présentées à Pékin est exceptionnelle et compte de nombreuses pièces majeures parmi lesquelles L’Autoportrait de 1901 et La Célestine, icônes de la période bleue ; Les deux frères et un Buste de femme sculpté de la période de Gosol ; mais aussi un ensemble remarquable de pièces de 1907-1908 études préparatoires pour les Demoiselles d’Avignon, et Trois Figures sous un arbre ; également quelques toiles essentielles du cubisme comme L’Homme à la Mandoline, ou L’Homme à la cheminée, mais aussi le monumental papier collé Violon et feuille de musique qui dialogue avec la sculpture en tôle découpée Violon. Dans la dernière partie de l’exposition, La Danse villageoise ou Les Amoureux figurent parmi les réalisations les plus marquantes du début des années 1920 tandis que La Lecture de 1932, Le Baiser de 1969 ou encore Le Jeune Peintre de 1972 sont parmi les peintures les plus fameuses de la collection du musée national Picasso-Paris.

Pablo Picasso, « Le Baiser », Mougins, 26 octobre 1969. Musée national Picasso-Paris. © Succession Picasso 2019

DoorZine : Que ressentez-vous en amenant cette exposition à Pékin ?

Je ressens une immense fierté et un grand bonheur à présenter cette exposition en Chine où Picasso a fait l’objet de très peu d’expositions, et où son travail n’a pas été présenté à Pékin depuis plus de 35 ans. J’ai ainsi le sentiment de remplir l’une des missions premières du métier de conservateur qui consiste à étudier, conserver et enrichir les collections dont il a la charge mais aussi à la diffuser plus largement. Le rayonnement international de l’œuvre de Picasso est l’un des volets essentiels de la politique culturelle de l’établissement depuis sa réouverture. Présenter Picasso dans ce grand pays est un honneur et une chance, à la fois pour le musée, et pour le public chinois.

DoorZine : A votre connaissance, a-t-il existé des liens entre Picasso et la Chine ?

Le musée national Picasso-Paris possède le fonds d’archives privées de l’artiste, entré par un don de la Succession en 1992, qui compte environ 200 000 pièces. Si à ce jour il n’existe pas d’inventaire à la pièce, les recherches menées à l’occasion de l’exposition n’ont pas permis d’identifier l’existence de liens spécifiques entre la Chine et Picasso. Il n’était pas un grand voyageur, s’est relativement peu déplacé au cours de sa vie, n’a jamais mis les pieds aux Etats-Unis par exemple ! S’il a fait un voyage marquant en Italie en 1917, et surtout plusieurs séjours dans sa terre natale d’Espagne jusqu’en 1936, il a essentiellement résidé en France, s’établissant dans le sud après la seconde guerre mondiale. C’est d’ailleurs dans sa villa La Californie, à Cannes, qu’il va recevoir en juillet 1956 le grand peintre chinois Zhang Daqian, et poursuivre ainsi une conversation initiée à Paris quelques semaines plus tôt au moment où l’artiste faisait l’objet d’une exposition au musée d’art moderne de la ville de Paris. On verra apparaître quelques années plus tard dans son œuvre graphique un ensemble de lavis peut-être inspirés par cette rencontre.

Zhang Daqian et Picasso (Juillet 1956)

DoorZine : C’est la première fois que le Musée national Picasso-Paris présente une partie aussi dense de sa collection en Chine. Cela représente-t-il quelque chose quant à l’avenir du Musée ?

C’est en effet la première fois que le musée présente un ensemble aussi conséquent de sa collection en Chine. Depuis sa réouverture, en 2014, le musée s’est engagé dans une importante politique de diffusion, à Paris, en France et à l’étranger. A Paris avec des collaborations avec les grands établissements publics comme le musée du Quai Branly pour Picasso primitif, ou le musée d’Orsay pour Picasso. Bleu et rose, partenariats qui se poursuivent en ce moment même avec une exposition Picasso et la guerre au musée de l’Armée ; en régions et en Europe ensuite, avec entre autres la manifestation Picasso Méditerranée, qui a concerné plus de 60 institutions dans une vingtaine de pays. A l’international enfin, avec un ensemble d’expositions présentées en Amérique latine en 2016 : au Brésil, en Argentine et au Chili. Le musée entend poursuivre sa politique de rayonnement international et ouvrir à présent un nouveau chapitre en nouant des liens avec l’Asie, et plus particulièrement la Chine.

Etude académique d’un plâtre d’après l’ancienne La Coruna », 1893-94. Musée national Picasso-Paris. © Succession Picasso 2019

Suivre l’activité du Musée national Picasso-Paris:
sur leur site internet
sur leur compte Instagram

Lire notre interview de Philip Tinari, directeur du musée UCCA

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