Quatre artistes tunisiens qui enquêtent sur les traces laissées par l’Histoire
Chiraz Chouchane, Codex 19-20, 2020-2022. Collage et photographies sur papier, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.
De l’ancien quartier juif de Tunis à Aubervilliers, en passant par la région du Kef et par une serre rénovée au parc du Belvédère… Focus sur quatre artistes qui tissent des liens entre leur art et l’histoire. Ils puisent l’inspiration dans leur environnement, les récits et les archives des lieux sur lesquels ils enquêtent : Rafram Chaddad (1977), Chiraz Chouchane (1980), Farah Khelil (1980) et Férielle Doulain-Zouari (1992), présentés dans l’exposition « Le temps creuse même le marbre الدوام ينقب الرخام » à l’Abbaye de Jumièges, tissent avec leurs pratiques artistiques multiples des liens entre images, histoires, narrations (officielles ou non) et empreintes laissées par le temps.
Rafram Chaddad : retisser des liens effacés par l’histoire
Né à Djerba en 1976 dans l’une des plus anciennes familles de Hara Sghira (le « petit quartier juif »), Rafram Chaddad a grandi à Jérusalem. Il est retourné pour la première fois en Tunisie il y a vingt ans, et s’y est installé il y a dix ans. Il y a développé un travail artistique sur la disparition et les traces presque invisibles de sa famille et d’une des plus anciennes communautés juives du monde. Détails autobiographiques et anecdotes se confrontent à des lieux qui n’en ont guère gardé l’empreinte. La forme même des oeuvres de Rafram Chaddad est évanescente. Il investit des lieux publics (un hammam, un marché aux poissons, une synagogue abandonnée, un désert de sable) le temps d’une performance. À la façon de l’arte povera, ses installations et sculptures nécessitent peu de moyens et se nourrissent des réseaux de relations qu’elles établissent. La nourriture, dans la mesure où elle porte l’écho le plus profond des origines et rassemble les convives le temps d’un repas, joue un rôle important dans son travail. Photographe de formation, Rafram Chaddad est particulièrement attentif au rôle versatile des images et à l’importance des représentations dans la construction de la mémoire individuelle et collective.
Omniprésents dans la culture visuelle tunisienne, les signes auspicieux du poisson et du chiffre 5 visent à éloigner le mauvais oeil et sont des motifs récurrents dans l’oeuvre de Rafram Chaddad. Dans Fish Smuggler (2018), il radiographie cinq poissons dans une valise, à la manière des scanners à rayons X utilisés pour le contrôle des bagages au passage des frontières à l’aéroport. L’image, exposée dans un caisson lumineux, a été montrée pour la première fois au Mucem, à Marseille, près du camp de transit où a séjourné la famille Chaddad après avoir quitté la Tunisie. « Ma mère me demandait régulièrement de lui rapporter du poisson de Tunisie. Il a pour elle un goût incomparable. Je me suis donc effectivement retrouvé dans la situation de “faire passer’’ du poisson à travers les frontières, comme un contrebandier (smuggler). Les poissons sont intéressants parce qu’ils ne vivent pas sur terre. Les humains sont très doués pour tracer des frontières sur la terre : mais il est très difficile d’en mettre dans la mer. Bien sûr, ils le font quand même. Mais dans la mer, les poissons peuvent nager librement de Tunis à la Sicile. Et alors quoi, on les appelle des poissons italiens ? Ne leur donnez pas de passeport ! »
Rafram Chaddad, The Fish Smuggler, 2018. Tirage photographique sur radiographie, boîtier lumineux, 36 x 45 cm. Courtesy de l’artiste.
« C’est comme si j’entrais dans l’image, et que j’en faisais désormais partie. Le travail d’un artiste n’a pas à voir avec la nostalgie ni même avec l’histoire : il a à voir avec le contemporain, le moment présent. »
La population juive de Tunisie, qui comptait plus de 125 000 personnes (près de 3% de la population totale) dans les années 1940, se réduit à moins de 2000 personnes aujourd’hui. Pourtant, les traces de la présence de cette communauté pluri-millénaire subsistent, notamment de manière immatérielle, dans la musique, la cuisine et la culture du pays. Beaucoup de membres de cette diaspora ne sont jamais retournés en Tunisie, tout en ayant développé une nostalgie qui présente leur pays d’origine comme un paradis perdu – nostalgie familière à ceux qui vivent l’exil. Dans ce contexte, la trajectoire de Rafram a quelque chose de disruptif, à rebours, voire transgressif. Coupée de son lieu d’origine, l’identité tunisienne de l’artiste s’est perpétuée à travers les souvenirs racontés par ses parents et ses grands-parents, la cuisine, la langue, des objets, quelques photos jaunies, des rituels, des croyances, des superstitions parfois – toutes ces choses qu’on transporte dans l’exil et qui se sont retrouvées soudainement confrontées à la vie courante de l’artiste en Tunisie.
« Jusqu’à mon installation à Tunis en 2014, c’était comme si j’avais une image figée de la Tunisie. Les histoires de ma mère dans le quartier de Lafayette à Tunis, à Djerba, l’agneau de Pessah… il y avait beaucoup de nostalgie dans ces récits. Et en 2014, c’est comme si j’entrais dans l’image, et que j’en faisais désormais partie. Le travail d’un artiste n’a pas à voir avec la nostalgie ni même avec l’histoire : il a à voir avec le contemporain, le moment présent. Or quand on évoque les Juifs de Tunisie, l’expression en tounsi qui revient tout le temps, en Tunisie comme dans la diaspora, c’est “Ya hasra !’’, “C’était le bon vieux temps !’’ Comme si on préférait parler du passé plutôt que regarder le présent. »
Rafram Chaddad, History class, 2023. Mosaic and micro mosaic techinique, stones, wood. 40 x 33 cm. Courtesy de l’artiste.Rafram Chaddad, History class, 2023. Mosaic and micro mosaic techinique, stones, wood. 40 x 33 cm. Courtesy de l’artiste.
Ainsi Rafram Chaddad ne cherche pas à faire revivre le passé mais à réactiver dans le présent des lieux, des communautés et des récits oubliés, afin de retisser des liens effacés par l’histoire. La mosaïque est l’une des formes artistiques les mieux valorisées en Tunisie ; elle est emblématique de Carthage et de la civilisation ancienne, s’admire dans les plus beaux musées nationaux, mais aussi à l’entrée des bâtiments officiels ou dans les halls des grands hôtels. Dans History Class (2023), Rafram Chaddad reproduit en mosaïque une photographie de sa grand-mère Khamsana et une image d’une vidéo de Halima, la mère du photographe et militant antiraciste tunisien noir Lotfi Ghariani. L’oeuvre est produite dans un contexte de violences racistes contre les personnes noires – qu’elles soient tunisiennes ou migrantes originaires d’Afrique subsaharienne – exacerbées par des discours officiels alimentant la haine, malgré l’existence d’une loi antiraciste adoptée en 2018.
Dans un effort d’archéologie contemporaine, Rafram Chaddad souhaite redonner une visibilité à des personnes négligées par les représentations historiques officielles. Sur l’image, sa grand-mère porte un sefsari, le voile traditionnel tunisien. Pour cette oeuvre, l’artiste a collaboré avec l’atelier de mosaïque de Mouldi Kasem, régulièrement sollicité pour des commandes officielles. « Il n’y a pas beaucoup de mosaïques de personnes noires. Nous avons dû utiliser des pierres sombres que nous avons cuites au four sept fois pour reproduire le visage de Halima en micro-mosaïque. L’idée avec cette oeuvre était que les visiteurs puissent être interpellés en un coup d’oeil. Le titre History Class signale le manque de visibilité des femmes et des Tunisiens juifs et noirs dans l’histoire officielle. Mais il s’agit plus largement d’altérité et de la croyance dans le fait qu’une identité n’est jamais monolithique. »
Découvrir le travail de Rafram Chaddad sur son site internet.
Chiraz Chouchane : sous la surface des images
Installée en France depuis vingt ans, Chiraz Chouchane crée un univers singulier, où se croisent symboles, objets, mots et présences multiples. Son travail, à la croisée du dessin, de la performance, de la photographie et du film, prend la forme d’une poésie cryptée, aux accents visionnaires et chamaniques. Il peut être rapproché de l’art naïf, spirite, ou encore de l’art conceptuel, tout en gardant une dimension profondément expérimentale et sensorielle. L’artiste s’inscrit dans une exploration de l’inconscient individuel et collectif, à la manière des surréalistes, mais en empruntant des voies qui lui sont propres. Elle convoque des visions, des symboles cachés et des langages codés, cherchant à révéler des réalités invisibles qui échappent à la logique rationnelle et aux récits dominants, comme dans Leïla et les fantômes (2023) qui déconstruit les vestiges du passé entre la Tunisie et la France, pour réparer les blessures et permettre la réconciliation à une nouvelle génération.
Chiraz Chouchane, Codex 19-20 (détail), 2020-2022. Collage et photographies sur papier, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.
À l’instar des surréalistes, qui pratiquaient l’écriture automatique et cherchaient à abolir les frontières entre rêve et réalité, Chiraz Chouchane semble laisser ses oeuvres se construire d’elles-mêmes, dans un processus endogène où le hasard et l’instinct jouent un rôle essentiel. Ainsi par exemple de ses poèmes composés en collaboration avec le philosophe allemand Bruno Haas : l’artiste note des mots et des phrases qui lui viennent en rêve, et découvre avec stupeur avec son professeur (Chiraz Chouchane est alors doctorante en arts et sciences de l’art à la Sorbonne) qu’ils font sens en allemand ancien, alors qu’elle n’est pas germanophone.
« Les figures et les paysages miniatures que je dessine à l’encre et à l’aquarelle viennent remplacer les images pieuses que j’ai retirées. Cela n’était pas du tout intentionnel, mais le désir de chercher d’autres figures divines au-delà du religieux était là. »
Chiraz Chouchane mobilise d’autres techniques empruntées au surréalisme, telles que le collage, le photomontage, le dessin automatique et le détournement d’objets. Mais là où les surréalistes s’appuyaient surtout sur la psychanalyse freudienne, elle croise plusieurs traditions de pensée, intégrant aussi des influences de la philosophie, de la théologie, de l’anthropologie et des musiques expérimentales, avec des apports issus des traditions arabe et européenne. Dans sa série Codex 19-20 (2020-2022), commencée pendant la pandémie de Covid-19, elle assemble des images prélevées dans des manuels d’histoire de l’art et des livres de photographie représentant des cieux, des végétaux ou des animaux ; des icônes chrétiennes ; des reproductions d’oeuvres du Moyen-Âge et de la Renaissance. Elle y joint des extraits de textes religieux en arabe et en hébreu, issus des écrits du mystique persan soufi Hussein Al Hallaj (858-922) et des psaumes du Tikkoun Haklali (« réparation générale ») du Rabbi Na’hman de Breslev (1772-1810).
Dans cette matière, elle découpe des détails, des fragments qu’elle réagence dans des compositions triangulaires ou pyramidales, en suspension sur la feuille blanche. Une forme qui peut évoquer le silex, la pointe d’une épée ou un cristal. « Je vois cette forme comme un corps céleste et tranchant, avec un point d’équilibre qui est comme un point dialectique qui sépare et joint, un point énergétique comme une origine vers laquelle se porte le sens, le langage », nous écrit l’artiste. Ces oeuvres, qu’elle appelle des « photomontages / collages », jouent sur l’association d’éléments disparates, générant des visions où le rêve et le réel, le divin et le terrestre, l’image et le texte, s’entrelacent.
Chiraz Chouchane, Codex 19-20 (détail), 2020-2022. Collage et photographies sur papier, dimensions variables. Courtesy de l’artiste. Chiraz Chouchane, Codex 18 (détail), 2023. Dessin, aquarelle, canivets anciens et papier, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.
Dans la série Codex 17-18 (2023), elle détourne des canivets chinés sur Internet ou achetés dans une librairie religieuse. Ces images pieuses, souvent réalisées sur du papier finement découpé, parfois enluminées ou imprimées, étaient utilisées comme objets de dévotion aux XVIIe et XIXe siècles en Europe. Chiraz Chouchane les évide des icônes chrétiennes qu’elles contiennent pour n’en garder que le cadre et y placer de nouvelles figures. « C’est comme un travail d’orfèvrerie car les canivets sont assez fragiles. Étrangement, le mot canivet désigne également l’outil, la lame qui permet le découpage, l’incision. La pointe acérée coupe, élimine mais aussi ouvre l’image sur une autre dimension. Une sorte de consécration de l’image comme dirait Agamben – en parlant de l’effigie de cire qui remplace le corps du souverain lors de son enterrement. Les figures et les paysages miniatures que je dessine à l’encre et à l’aquarelle viennent remplacer les images pieuses que j’ai retirées. Cela n’était pas du tout intentionnel, mais le désir de chercher d’autres figures divines au-delà du religieux était là. Je voulais les rendre plus universelles. L’aspect parfois chamanique de ces nouvelles figures est peut-être ce sacré qui est retiré aux hommes et réservé d’habitude aux dieux. Consacrer, c’est rendre quelque chose sacré. »
« Mon travail avec l’image est un travail expérimental, une archéologique un peu profane. J’essaie d’agir sur l’image afin d’en révéler une autre… »
Codex 21-22 (2025) est un ensemble d’oeuvres créées spécifiquement pour l’exposition « Le temps creuse même le marbre الدوام ينقب الرخام » à l’Abbaye de Jumièges, à partir de plaques de verre au gélatino-bromure d’argent trouvées dans un grenier familial. Les images – probablement des portraits des membres de sa belle-famille il y a un siècle – ont presque entièrement disparu de ces plaques, laissant place à des traces gris argenté sur une surface noire ou marron : résultat de l’altération chimique et de la dégradation de la surface photosensible au fil du temps.
Ici encore, armée d’une lame et d’une pointe sèche, Chiraz Chouchane recouvre les plaques de dessins, de symboles et de signes graphiques : mains, yeux, bribes de mots, rhizomes, petits personnages… Certaines sont laissées volontairement intactes, le passage du temps ayant fait oeuvre et créé naturellement « de belles arborescences et constellations ». Ce procédé ancien charrie également avec lui toute une culture et un rôle dans la construction d’imaginaires et de représentations. Si en France elles ont capturé les souvenirs de la vie familiale, en Tunisie les plaques photographiques au gélatino-bromure d’argent ont été majoritairement utilisées par des voyageurs européens, des fonctionnaires ou militaires français et des studios installés pendant la période du Protectorat, pour documenter le territoire ou immortaliser des scènes de rue, des paysages et des « types indigènes » à travers un regard empreint de la culture coloniale.
Chiraz Chouchane, Codex 21-22, 2025. Plaques de négatifs, gravure et dessin, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.
En se réappropriant ces supports, Chiraz Chouchane opère également un renversement de l’esthétique qui a figé l’image de son pays d’origine pendant un siècle. Elle ouvre un espace d’écoute vers un autre monde. « Mon travail avec l’image est un travail expérimental, une archéologique un peu profane. J’essaie d’agir sur l’image afin d’en révéler une autre (présence) : le fantasme qu’une image puisse en dissimuler une autre plane toujours sur moi ! » Utilisé historiquement pour les textes religieux et les traités scientifiques ou philosophiques, le codex est l’ancêtre du livre imprimé. Dans ces trois séries, Chiraz Chouchane dessine une généalogie imaginaire pour « retrouver une mémoire ou une origine réconciliante qui tend vers un point de vue anachronique ». Ainsi le passé et le présent ne sont pas séparés et linéaires, mais peuvent se rencontrer et se transformer mutuellement dans un instant fugace, un « éclair ». Des éléments hétérogènes peuvent s’assembler d’une manière nouvelle, révélant des connexions cachées entre des périodes et des réalités différentes. Dans cette vision dynamique de l’histoire, les événements du passé peuvent résonner dans le présent, et le sens peut se créer à partir de cette confrontation.
Découvrir le travail de Chiraz Chouchane sur son Instagram.
Farah Khelil : une archéologie du regard
Dans une pratique hybride mêlant photographie, dessin, installation, sculpture, vidéo et livre d’artiste, Farah Khelil questionne les mécanismes de monstration et de médiation de l’art. Comment les oeuvres sont-elles perçues, contextualisées et interprétées du fait des conventions implicites qui président à leur exposition ? Les archives et la production vernaculaire (cartes postales, documents administratifs, livres d’histoire, catalogues raisonnés) jouent un rôle central dans le travail de Farah Khelil, lui permettant de partir sur les traces des images et d’analyser leur contexte de production, de diffusion et de circulation.
« Étudiante aux Beaux-Arts de Tunis, je n’avais pas accès aux oeuvres originales dans les musées ou galeries. C’est seulement à travers les livres d’histoire et catalogues raisonnés que j’accédais au sens de l’oeuvre. » C’est à partir de cette expérience que Farah Khelil développe une approche conceptuelle qui questionne la manière dont les oeuvres d’art sont perçues et médiatisées. Mêlant dessin, photographie, installation, sculpture, vidéo et livre d’artiste, son travail fonctionne comme un dispositif de traduction : elle collecte, déconstruit et réassemble des éléments issus du réel (textes, images, archives, sons…) pour en proposer une relecture fragmentée et multiple.
Farah Khelil, Feuillage #3, projet Effet de serre, 2023. Œuvre sur toile : acrylique sur toile et sur bois, document, carte postale. 140 x 27,5 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Lilia Ben Salah. ADAGP, 2025.
« Avec Effet de Serre, j’espère produire des formes qui donneront envie à des spécialistes ou à des jeunes chercheurs·euses d’entreprendre des enquêtes scientifiques poussées sur l’histoire coloniale des plantes en Tunisie»
Effet de Serre (2012-2022) est un projet multidimensionnel qui s’articule autour de la rénovation d’une serre municipale du Parc du Belvédère à Tunis, débuté en 2012 par une phase de recherche et achevé par une exposition et une publication en 2021 et en 2022. Dans ce projet, Farah Khelil explore l’histoire du Palmarium, un lieu emblématique de Tunis, et partage ses découvertes dans la serre restaurée. Effet de Serre débute après la lecture de l’essai Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète de Samy Ghorbal, quelques mois après la révolution tunisienne qu’elle a vécue à distance. L’auteur y explore la symbolique du palmier et de l’eucalyptus, deux plantes omniprésentes en Tunisie, symbolisant respectivement la tradition et la modernité, l’une étant associée au sacré et l’autre à la période coloniale.
En découvrant que l’eucalyptus est une plante importée pendant le protectorat, l’artiste remet en question son environnement familier et son rapport à l’histoire, la botanique et les modes de représentation. Après des recherches approfondies dans des archives et des échanges avec la commissaire d’exposition Clélia Coussonnet, spécialisée dans les questions de botanique et de politique dans l’art contemporain, son travail évolue vers l’histoire du Palmarium, un ancien jardin d’hiver inauguré sous le protectorat en 1902. Transformé au fil des décennies en casino, musichall, dispensaire pendant la Grande Guerre, salle de cinéma, ruine après les bombardements de 1942, galerie d’exposition, puis centre commercial, cette transformation architecturale devient un point de réflexion sur l’histoire de la Tunisie et l’évolution des espaces culturels au fil du temps.
Refusant le format traditionnel d’exposition, Farah Khelil choisit de rénover une serre municipale abandonnée au parc du Belvédère. Ce geste artistique et politique détourne les logiques habituelles de production artistique pour interroger le rôle de l’espace public et la place du spectateur dans l’oeuvre. L’installation finale propose une expérience immersive, mêlant végétation, archives et oeuvres dans la serre rénovée, redéfinissant ainsi la notion d’exposition comme un dispositif structurant les perceptions et comportements des visiteurs. Dans un entretien avec CEMAT, elle évoque son projet au sein de la serre : « La municipalité m’a permis d’intervenir et de transformer cet espace. J’ai travaillé avec une entreprise spécialisée et, pour la première fois, j’ai dirigé une équipe, collaborant avec des ouvriers, jardiniers et botanistes. Les différences de langage ont parfois compliqué la transmission de mes intentions. Après deux ans de travail, marqués par la pandémie, la serre a été entièrement rénovée. »
« Parallèlement, j’ai utilisé mes recherches et les archives pour créer une installation alliant mes impressions personnelles à une réflexion dialectique. Le palmier, symbole de transcendance et de verticalité, et l’eucalyptus, associé à l’immanence et à l’horizontalité, ont guidé ma réflexion sur l’espace et structuré le dispositif.Inspirée par le Palmarium, un lieu dédié au commerce, j’ai intégré des éléments visuels comme des vitrines et des étalages dans mon travail. » En plaçant le vivant au centre de son approche, elle invite à une réflexion sur notre rapport à l’environnement et aux structures institutionnelles de l’art. À travers Effet de Serre et la réhabilitation de ce bâtiment oublié, Farah Khelil cherche à révéler une histoire méconnue, dont les répercussions sont encore visibles aujourd’hui. « Dans la mesure où il n’y a que des données ténues sur ce bâtiment dans les archives, avec Effet de Serre, j’espère produire des formes qui donneront envie à des spécialistes ou à des jeunes chercheurs·euses d’entreprendre des enquêtes scientifiques poussées sur l’histoire coloniale des plantes en Tunisie et sur le Palmarium dont la transformation en dit long sur le colonialisme, sur le rôle de la France dans la modification de l’architecture du pays, ainsi que sur la politique et sur l’urbanisme. »
Comment rendre visible une histoire lorsque les documents et photographies sont fragmentaires ? Dans ses oeuvres créées après l’exposition à la serre, dont les titres évoquent la botanique, l’artiste utilise une approche de composition et de juxtaposition. Des plans originaux sur papier carbone bleu, des cartes postales anciennes du Palmarium, des cyanotypes, des peintures, des photographies récentes et des extraits de textes d’archives se recomposent sous différentes formes. Dans Feuillages (2023), l’artiste superpose des images d’archives, des cyanotypes et des peintures, formant des strates verticales qui rappellent la structure d’une plante ou d’un arbre recouvert de feuilles. Dans Photosynthèses (2022-2023), elle intervient graphiquement sur des cyanotypes créés à partir d’images d’archives du Palmarium ou de photographies prises près de son ancien emplacement, établissant un parallèle avec le processus biologique de la photosynthèse. Mobilisant aussi bien des matériaux trouvés que des archives ou détournant un lieu de sa fonction première, elle ressuscite une mémoire et laisse place, plutôt que d’imposer une lecture unique, à une certaine ambiguïté, engageant le spectateur dans un processus d’interprétation actif. En soulignant les cadres normatifs de l’exposition, elle interroge la façon dont l’art est mis en récit par les institutions, et participe à une décolonisation des imaginaires.
Depuis ses débuts, Férielle Doulain-Zouari a fait de l’ordinaire, des petits événements et des gestes simples de la vie quotidienne, la substance-même de sa pratique artistique. Qu’il s’agisse de matériaux courants industriels (cordes en plastique, fils de fer, câbles électriques, tubes en PVC, morceaux d’éponge), artisanaux (céramique, terre cuite, verre soufflé) ou organiques (terre, bois, sable, cendres), l’artiste les transforme pour révéler leur potentiel esthétique et symbolique, mettant en lumière l’extraordinaire dans l’ordinaire. Par l’utilisation de composants et de textures qui créent un rapport intime et physique à l’oeuvre (le public peut d’ailleurs parfois les toucher), par la mise en place de dispositifs immersifs (installations monumentales, invitation à déambuler dans l’oeuvre) et par la mobilisation de techniques manuelles basiques (tissage, nouage, assemblage), l’artiste crée les conditions d’une proximité immédiate avec l’oeuvre, faisant résonner son art avec des expériences communes. Engagés dans une contemplation active, les visiteurs sont invités à poser un nouveau regard sur des matériaux qui peuplent leur quotidien de manière invisible, suscitant dialogue et réflexion.
Férielle Doulain-Zouari passe beaucoup de temps dans la région du Kef (nord-ouest de la Tunisie), où son mari souhaite reprendre l’exploitation agricole familiale. Elle y a elle-même des souvenirs d’enfance, sa mère étant originaire de la ville d’El Kef. Cette région historiquement fertile, « grenier à blé » de l’Empire romain, est aujourd’hui l’une des plus pauvres du pays. La sécheresse liée au changement climatique et les problèmes de gestion de l’eau affectent les cultures traditionnelles, et ont pour conséquences le déclin de l’agriculture familiale et l’exode rural. Immergée dans cette réalité économique locale nouvelle pour elle, au rythme de ses marches quotidiennes, Férielle Doulain- Zouari photographie à l’aide de son smartphone les traces qu’elle perçoit dans la nature autour d’elle. Ces traces constituent une forme d’art involontaire généré par l’environnement.
Pour Férielle, travailler la terre à travers des procédés ancrés dans l’histoire de la Tunisie, c’est aussi remonter la ligne du temps.
Dans une série qu’elle intitule « Inventaire des adventices », elle recense des dizaines de ces plantes qui poussent spontanément dans une culture et dont la présence est plus ou moins nocive à celle-ci. La nocivité des plantes adventices s’explique par des effets de compétition avec la plante cultivée (vis-à vis de l’eau, de la lumière et des minéraux contenus dans le sol) – comme dans un renversement de la relation empirique entre nature et culture. Dans « Quotidien », l’artiste répertorie des lignes graphiques créées dans la nature par le labeur humain : empreintes de pneus sur la terre, trames formées par la herse, assemblages de pierres et de cailloux, câbles et bâches plastiques qui contrastent visuellement par l’artificialité de leur bleu criard.
Ces archives numériques du quotidien servent à l’artiste de réservoir de formes, dans lequel elle vient puiser inspiration pour un travail sur l’argile, exposé en 2024 sous le nom de Ce qu’elles façonnent de jour comme de nuit à la galerie Septième (Paris) et Tilling the soil au Louvre Abu Dhabi. Dans cette installation composée d’un damier de 160 briques de terre cuite produites par des femmes potières dans le sud et gravées de lignes creusées à la main par l’artiste, elle interroge déjà le travail manuel comme vecteur de reconnexion avec la nature. Pour Férielle, travailler la terre à travers des procédés ancrés dans l’histoire de la Tunisie, c’est aussi remonter la ligne du temps. Les gestes qui en découlent sont lents et minutieux, ils sont en quelque sorte des actes de résistance face à l’accélération et à l’industrialisation du monde. Ils réaffirment la nécessité de réinvestir des temporalités où l’humain collabore avec la matière à la recherche d’un équilibre.
Pour Moirages naturels (2025), une installation spécialement créée pour l’exposition à l’Abbaye de Jumièges, Férielle Doulain-Zouari pioche dans les deux inventaires photographiques « Inventaire des adventices » et « Quotidien ». Elle imprime des images sur de la bâche vinyle microperforée autocollante, et elle les fixe régulièrement sur une toile de résille plastique bleue dont les reflets brillent légèrement au contact de l’air et du soleil. Ces résilles sont habituellement utilisées sur les terres agricoles pour protéger les cultures. Ici, elles sont constellées d’archives photographiques numériques et se déploient organiquement sur des structures en branchages réalisées en employant des matériaux récupérés (bois mort, cordages), normalement utilisées par les paysans de la région du Kef pour servir d’abris ou de supports aux outils et aux récoltes. Les pixels des photographies prises au smartphone sont en quelque sorte amplifiés par la superposition des deux trames plastiques constellées de trous de diamètres légèrement différents. Les reflets de la lumière et les plis sur le support plastique créent des effets de moirage et de superposition qui viennent altérer plus encore l’image originelle. Avec Moirages naturels, l’artiste recrée en somme une écologie, invitant les visiteurs à mieux percevoir les équilibres naturels, comment les différents éléments d’un écosystème fonctionnent ensemble, et comment les activités humaines influencent ces interactions.
Sur la scène artistique contemporaine tunisienne, une nouvelle vague de femmes artistes visuelles crée des œuvres marquantes ancrées dans l'identité, la mémoire collective et la critique sociale. Cet article présente quatre voix remarquables mises en avant dans l'exposition « Le temps creuse même le marbre الدوام ينقب الرخام », qui offrent des réflexions puissantes sur la transformation personnelle et culturelle.
La documentation visuelle capture les recoins oubliés de la mémoire collective et les remplit de couleurs. Cet article présente trois artistes tunisiens qui utilisent leur appareil photo pour enregistrer, questionner et s'exprimer, créant ainsi des œuvres à la fois poétiques et contemporaines.
LIEUle musée du palais dans la Cité interdite (Pékin)
DATES5 janvier - 11 avril 2024
COMMISSAIREsLaïla Nehmé, Abdulrahman Alsuhaibani
POURAFALULA
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