Taca Sui : « Poésie et photographie sont par certains aspects similaires, dans leur façon de conserver des fragments de l’histoire et de la réalité. »

Portrait de Taca Sui. Avec l’autorisation de l’artiste.

Taca Sui est né en 1984 à Qingdao et vit entre cette ville et New York. Il est diplômé de l’Académie des Beaux-arts de Chine (Pékin) et du Rochester Institute of Technology (États-Unis).

Âgé d’une vingtaine d’années, Taca Sui a consacré une année à l’étude du Livre des Odes (Shijing), le plus vieux recueil poétique chinois connu. Les œuvres de Sui entrent en correspondance avec la nature elliptique des poèmes : ses images semblent se maintenir en suspens, dans une attente étrange. La série Odes a été acquise et exposée par le Metropolitan Museum of Art à New York, en 2014. Ses dernières séries, Steles, Revealed et Grotto Heavens, revisitent également la civilisation chinoise.

Taca Sui fait partie des artistes de l’exposition « Les flots écoulés ne reviennent pas à la source« .

DoorZine : Âgé d’une vingtaine d’années, vous avez consacré une année à l’étude du Livre des Odes (Shijing)*, le plus vieux recueil poétique chinois connu. Inspiré par ces poèmes, considérés comme un témoignage unique de la civilisation chinoise la plus ancienne, vous avez photographié entre 2009 et 2013 les régions du nord de la Chine dépeintes dans le Livre des Odes. Armé d’une carte datant de la dynastie Qing (1644-1912), vous êtes allé à la recherche des montagnes, des rivières, des ruines et des chemins évoqués dans un texte vieux de plus de deux mille ans. Pourquoi cette fascination pour un texte certes fondateur de l’histoire chinoise mais relativement peu connu du (jeune) public ?

Taca Sui : Il y a une raison très simple à l’origine de la série Odes. À l’époque où j’étais encore étudiant à New York, je passais mon temps, en dehors des cours, à lire des livres en ligne. Vivant à l’étranger, lire ces textes chinois classiques me parlait beaucoup, tout particulièrement les magnifiques poèmes du Livre des Odes ou des Elégies de Chu. Quand j’y repense, il devait certainement y avoir un fort sentiment d’angoisse identitaire derrière tout cela… Les Chinois qui ont lu le Livre des Odes dans leur enfance sont très nombreux. Mais le relire une fois adulte, en vivant à l’étranger, a été une expérience tout à fait différente. J’ai ressenti une grande proximité avec ce texte, qui se démarque de l’esprit solennel d’autres classiques chinois. Zhou Zuoren*** dit du Livre des Odes qu’il est écrit dans une ≪ langue vivante ≫ et avec une émotion ≪ sincère ≫. Les poèmes décrivent toutes sortes de fleurs et d’arbres, d’oiseaux et d’insectes, de montagnes et de rivières, de jolies filles, comme s’ils étaient là, à portée de main. C’est comme ça que j’ai eu envie d’aller visiter les lieux cités dans le Livre des Odes. Ces lieux qui ont inspiré de si beaux poèmes, que sont-ils devenus plus de deux mille ans après ?

DoorZine : Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez dans la Chine du XXIe siècle ? Que reste-t-il de cette civilisation ancienne ?

Les lieux photographiés pour Odes sont situés dans ce qu’on appelle ≪ la plaine centrale ≫ – le nord et le sud de la vallée du Fleuve Jaune – qui est le berceau de la civilisation chinoise. Ce qui m’a le plus désolé au cours de ce projet, c’est que ces sites ont l’air vieux et usés. Contrairement à la nature dans les grandes plaines d’Amérique du nord que j’ai parcourues, chaque endroit de la plaine centrale révèle des traces d’activité humaine et de transformation du paysage. Pas un bout de nature qui n’ait été transformé par la main de l’homme, qu’il s’agisse d’une montagne, d’une rivière ou d’un champ. La terre n’a cessé d’être cultivée et utilisée depuis des milliers d’années, et n’a jamais eu le temps de récupérer et de se reposer. En arpentant ces lieux, on se sent fort, mais également épuisé. Toutes les photographies qui composent Odes ont été prises dans des lieux évoqués par des poèmes vieux de 2500 ans. Les hommes et les régimes qui les gouvernaient ont disparu depuis bien longtemps. Mais au cours des mes prises de vues, j’ai été plusieurs fois frappé par des détails qui m’ont rappelé le lien entre l’histoire et le présent. Cela pouvait être un bout de rempart, une stèle, le lit asséché d’une rivière souvent évoquée dans le Livre des Odes, une fleur ou une plante… Ces signes m’ont souvent fait sentir que je n’étais pas seul et que j’étais connecté aux anciens, car finalement nous exprimons des émotions similaires face aux différentes choses que nous voyons. De façon merveilleuse, les mots et les choses se sont rencontrés, se sont mutuellement corroborés, et cela m’a bouleversé. C’est peut-être cela que nous appelons la ≪ civilisation ≫. Bien qu’apparemment invisible, elle continue d’exister. Pour moi, le passé n’a pas de forme, et en même temps il est partout.

Taca Sui, « Mont Jiulong », 2018. De la série « Grottes célestes », 2017-aujourd’hui. Avec l’autorisation de l’artiste.

DoorZine : Les Odes sont au final un recueil d’images – paysages vus de loin, rivières, détails d’un végétal, présence humaine quasi-inexistante – unifiées par leur format carré et leurs nuances de gris. Comment avez-vous travaillé à la composition de vos odes ?

Le Livre des Odes a été écrit durant la période des Printemps et Automnes (771-481/453 av. J.C.). La Chine était alors dispersée en dizaines de royaumes petits et grands. Il retranscrit les chants folkloriques et officiels de quinze d’entre eux. En composant Odes, j’ai divisé ces quinze royaumes en neuf séries. Dans le Livre des Odes, le style des poèmes de chaque royaume lui est particulier, du fait de leurs différences géographiques et historiques. C’est ce que j’ai essayé de refléter dans les neuf séries.

DoorZine : Vos photographies semblent figées dans le temps, les traces de la modernité y sont rarement visibles. Comment avez-vous construit vos images, d’abord inspirées par la lecture de ce texte ancien datant de l’âge de bronze, mais ancrées dans la réalité présente d’une Chine ultra-urbanisée ?

J’ai évité les contrastes évidents et je me suis concentré sur cette zone médiane, qui est également la plus difficile pour mettre en valeur les nuances d’un sujet. C’est comme conduire à l’aube ou au crépuscule, la lumière changeante oblige le conducteur à être extrêmement vigilant pour éviter un accident de circulation.

J’ai essayé à travers cette méthode simple de créer, sur les plans émotionnel et matériel, un sentiment d’inaccessibilité en même temps que d’attraction.

Comme les photographies sont de petit format et leurs tons sont indistincts, le spectateur est obligé de s’en approcher pour les apprécier, mais même en se tenant au plus près, il ressent toujours une étrange distance. Cette distance psychologique et cette proximité physique chargent l’œuvre d’une tension particulière, dont j’espère transmettre le souffle chargé de silence et du sens de l’histoire.

Taca Sui, « White Stone [Pierre blanche] », 2011. De la série « Odes », 2009 – 2013. Avec l’autorisation de l’artiste.

Plus d’un critique a fait remarquer que mon choix de tons gris peu contrastés, et le fait que je réalise les prises de vues par temps nuageux et sans lumière, délibérément ou non, correspond à un certain ≪ sens du temps ≫ propre à la Chine d’aujourd’hui. Je suis absolument d’accord. Mais plutôt que de dire que c’est mon ressenti direct par rapport à notre époque, j’aurais plutôt tendance à penser que c’est l’influence de l’inconscient d’un créateur. Au final, on ne peut pas échapper à son époque. Je rêve souvent de cette scène : je roule sur un périphérique de Pékin désert et enveloppé d’un brouillard épais à travers lequel on distingue mal les immeubles alentour, semblables à des pierres tombales qui reculent dans le ciel.

DoorZine : L’exposition s’attache au thème de la rivière dans la photographie chinoise contemporaine, à la fois du point de vue esthétique (référence à la peinture traditionnelle de shanshui), historique (modifications du paysage par l’homme) et écologique (impact environnemental de l’urbanisation). Comment situez-vous votre travail par rapport à ce thème ?

Je pense que l’on peut avoir une lecture historique de mon travail. L’université où j’étudiais aux Etats-Unis, le Rochester Institute of Technology, était proche du courant photographique New Topographics et de George Eastman House****Beaucoup d’enseignants étaient nourris de cette influence.

Le courant New Topographics s’intéresse aux modifications des paysages et des reliefs par l’activité humaine. J’ai sans doute ajouté à cette théorie mes propres réflexions à partir de textes littéraires classiques – tels que le Livre des Odes et les peintures et carnets de voyage de Huang Yi au XVIIIe siècle*****. J’aime explorer dans la littérature la relation entre paysage et scène réelle, un thème d’ailleurs récurrent dans la poésie chinoise ancienne, que l’on appelle tantôt ≪ réminiscence ≫ et ≪ chant ancien ≫. 

 Sui-Taca-Déesse-de-la-rivière

Sui Taca, "Déesse de la rivière", 2011, De la série “Odes”, 2009-2013. Avec l'autorisation de l'artiste.

 White-Bridge-Taca-Sui-2010

Taca Sui, "White Bridge [Pont blanc]", 2010. De la série "Odes", 2009 – 2013. Avec l'autorisation de l'artiste.

*Le Livre des Odes, ou Classique des vers (Shijing 诗经), est une anthologie anonyme de 305 poèmes qui vont du XIe au Ve siècles avant J.-C., provenant de la plaine centrale – les royaumes occupant le nord et le sud de la vallée du Fleuve Jaune. On y trouve les plus anciens exemples de la poésie chinoise.

**Les Élégies de Chu sont une anthologie de dix-sept poèmes ou séries de poèmes, pour moitié originaires du royaume de Chu, datant des IVe et IIIe siècles avant J.-C. (époque des Royaumes combattants). On y trouve les textes du premier poète chinois connu, Qu Yuan (vers 343 – vers 279 av. J.-C.).

***Zhou Zuoren (1885–1967) est un essayiste chinois et le frère du célèbre écrivain Lu Xun. Il est l’un des principaux représentants du « mouvement de la nouvelle culture » dans les années 1910 et 1920, qui prônait la création d’une nouvelle culture chinoise en phase avec les modèles occidentaux et internationaux, notamment la démocratie et la science.

****New Topographics : Photographs of a Man-Altered Landscape (Nouvelles topographies – Photographies du paysage modifié par l’homme) est le titre d’une exposition organisée au musée de la photographie George Eastman House (Rochester) en 1975. Cette exposition a marqué l’histoire de la photographie documentaire et de la représentation des paysages urbains contemporains. Elle présente huit jeunes photographes américains (Robert Adams, Lewis Baltz, Joe Deal, Frank Gohlke, Nicholas Nixon, John Schott, Stephen Shore et Henry Wessel Jr) et un couple de photographes allemands (Bernd et Hilla Becher).

*****Huang Yi (1744–1801) est un peintre et graveur de sceaux célèbre durant la dynastie Qing (1644-1912). Il a publié des carnets de voyage et des albums de peinture basés sur ses nombreux voyages, à la recherche d’inscriptions sur des stèles anciennes dont il a réalisé de précieuses reproductions par frottage.

Entretien mené par Victoria Jonathan & Bérénice Angremy.

Retrouvez l’intégralité de l’interview de Taca Sui dans le catalogue bilingue franco-chinois de l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source”, disponible à la vente à partir du 15 juillet 2020 sur le site de Bandini Books !

Pour en savoir plus sur le travail de Taca Sui sur son site web : taca.work

et sur Instagram : @taca_sui

Pour en savoir plus sur l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source

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