Michael Cherney : « Chaque photographie est une carte »

Portrait de Michael Cherney. Avec l'autorisation de l'artiste.

Michael Cherney est né en 1969 à New York. Également connu sous le nom chinois de Qiu Mai (« blé d’automne »), il vit à Pékin depuis 1991. Photographe et calligraphe autodidacte, son travail se situe dans la tradition esthétique chinoise.

Ses photographies sont les premières à être entrées dans la collection du département d’art asiatique du Metropolitan Museum of Art (New York) et font partie des collections de nombreux musées comme le Berkeley Art Museum / Pacific Film Archive, Cleveland Museum of Art, Getty Research Institute, Harvard University Museum.

Michael Cherney fait partie des artistes de l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source”.

Michael Cherney, « Ten Thousand Li of the Yangtze River. Chongqing Fu », 2010. De la série « Ten Thousand Li of the Yangtze River [Les dix mille li du fleuve Yangtsé] », 2010-2017. Avec l’autorisation de l’artiste.

DoorZine : Vous êtes photographe et calligraphe autodidacte. Votre œuvre photographique – principalement des paysages naturels de montagnes et de rivières – s’inspire autant de la nature que de l’histoire de l’art chinois, que vous explorez depuis près de 30 ans. Ainsi, la série Ten Thousand Li of the Yangtze River est inspirée d’un rouleau de la dynastie Song (960-1279) conservé à la Freer Gallery (Washington), tandis que Map of Mountains and Seas fait écho à un traité de géographie mythologique de l’époque Han (IVe siècle av. J.-C.). Pourquoi avoir choisi ces deux œuvres issues de la tradition classique ?

Michael Cherney : Me confronter à ces deux vastes sujets m’a permis d’explorer en profondeur le jeu entre le visible et l’invisible, entre ce qu’on appelle dans la peinture chinoise traditionnelle le gongbi (ce que l’œil voit) et le xieyi (ce que le cœur voit). Cependant il y a d’autres façons d’entrer en connexion avec la tradition que l’approche purement visuelle. Dans son livre Voyages initiatiques : culture et déplacement dans la Chine des Song*, l’historienne Cong Ellen Zhang écrit :

Partir pour de longs voyages aux quatre coins du pays comme une façon d’augmenter son savoir… une façon d’entrer en contact direct avec l’héritage culturel et historique du pays. [En se livrant à ces pèlerinages culturels, le voyageur] rendait hommage à des sites célèbres et à des visiteurs l’ayant précédé sur ces lieux… La fascination exercée par ces sites et les traces y ayant été laissées, ainsi que l’héritage propre aux pèlerins eux-mêmes, ont produit un savoir géographique et une mémoire culturelle pour les voyageurs venus plus tard. Connaître intimement la tradition liée à ces sites permettait au pèlerin d’en profiter davantage et de participer à leur mémoire culturelle.”

L’histoire de l’art joue un rôle important dans toutes mes œuvres, aussi bien du point de vue du fond que de la forme. Dans l’approche d’un sujet, plutôt que de me pencher sur l’histoire récente uniquement (quelques décennies), j’essaie d’utiliser à mon avantage le paysage chinois, qui permet un contraste entre l’histoire récente et l’histoire ancienne.

DoorZine : Dans Map of Mountains and Seas, vous donnez un visage photographique à des lieux mythologiques, a priori fictifs. Dans Ten Thousand Li of the Yangtze River, au contraire, vous allez à la recherche de lieux qui ont existé mais dont, pour certains, on a perdu la trace. Comment avez-vous choisi et traité ces lieux ?

L’attrait de la peinture de paysage traditionnelle chinoise réside dans le fait que les œuvres sont uniquement conçues comme des indices de ce que le monde réel peut nous offrir – l’image se tient dans un état entre le manifeste et le vide. Dès lors, comment un photographe peut-il dépasser l’apparente impossibilité de la photographie d’exprimer l’essence de la peinture traditionnelle, si une photographie est la capture d’un lieu et d’un moment précis ?

Michael Cherney, « N° 18. 44° 06’ 22’’ N 85° 06’ 03’’ E 220° », de la série « Map of Mountains and Seas », 2017. Avec l’autorisation de l’artiste.

Puisque le vocabulaire du travail au pinceau qui façonne la peinture chinoise est inspiré de la nature, on devrait pouvoir le trouver directement dans la nature, caché dans ses détails. Certains projets sont entrepris uniquement parce que les qualités d’une géographie particulière sont évocatrices de la peinture classique ; d’autres le sont parce qu’un sujet particulier a été un thème important de l’art classique. Cependant, inévitablement, les œuvres les plus fortes combinent ces deux aspects. Pour la série Map of Mountains and Seas, j’ai été inspiré par l’écrivaine Rebecca Solnit** :

“Le monde est si complètement fait qu’il ne nécessite pas plus de faire, mais plutôt qu’on y ouvre une brèche pour remonter aux origines de son processus. « Démonter » est la métaphore première et « à l’envers » la direction la plus significative : l’acte de création consiste alors à défaire, récupérer l’originel plutôt qu’augmenter le nouveau.

Map of Mountains and Seas est une réflexion photographique sur le Classique des monts et des mers, un texte dont la version la plus ancienne remonte au IVe siècle avant Jésus-Christ. Le Classique des monts et des mers se situe à la confluence des géographies réelles et abstraites. Des centaines de montagnes et de cours d’eau y sont mentionnés, mais seuls quelques-uns de ces lieux correspondent à des sites réellement identifiables. Entre ces lieux réels, sont dépeints de vastes espaces imaginaires, et des descriptions de la flore, de la faune, des herbes médicinales et des créatures mythiques qui s’y trouvent. Chaque photographie est une carte, quel que soit son degré d’abstraction ou de précision par rapport au contexte plus large du monde qui l’entoure. Une fois les photographies de la série Map of Mountains and Seas montées, j’inscris les coordonnées GPS et l’azimut (les degrés par rapport au nord)*** sur le bord ou dans la légende de l’œuvre. Si vous vous tenez à ce point précis du globe et regardez dans cette direction, vous verrez ce lieu, mais au-delà de cela, il n’y a pas de catégorisation plus poussée. L’érudit taoiste Guo Pu**** écrit au IVe siècle dans son commentaire du Classique des monts et des mers :

« Les lecteurs contemporains du Classique des monts et des mers le considèrent avec suspicion à cause de ses exagérations, de ses affirmations absurdes et extravagantes et de ses tournures étranges et fantaisistes. J’ai souvent débattu de cela en citant Maître Zhuang (Zhuangzi*****) :

« Ce que les hommes savent est inférieur à ce qu’ils ne savent pas. »

C’est bien ce que j’ai observé dans le Classique. Ainsi, qui peut prétendre à la description complète de l’immensité de l’univers, des formes abondantes de la vie, de la subsistance bienveillante du yin et du yang, des innombrables distinctions entre les choses, du mélange des essences qui débordent et entrent en conflit, des âmes errantes et des divinités étranges qui prennent forment, migrent vers les montagnes et les rivières, et adoptent la belle apparence d’arbres et de rochers? Pourtant,

Harmonisant leurs tendances distinctes,

Elles résonnent comme un seul écho ;

Parfaisant leurs transformations,

Elles se fondent en une image.

Certains appellent des choses « étranges » sans savoir pourquoi ils les nomment ainsi ; ils appellent des choses « familières » sans savoir pourquoi non plus. Quelle en est la raison ? Une chose n’est pas étrange en soi ; la rendre étrange dépend de moi.« 

Guo Pu 郭璞
Michael Cherney, « N° 19, 44° 05’30’’ N 85° 04’ 43’’ E 125° », de la série « Map of Mountains and Seas », papier washi mitsumata, 138 x 56,5 cm, 2017. Avec l’autorisation de l’artiste.

L’usage de la photographie comme outil pour défaire le monde, pour ouvrir des brèches et des façons de voir qui semblaient gravées dans le marbre, peut être résumé par ces six petits mots du poète Octavio Paz :

« Ce qui n’est pierre

est lumière. »

Extrait du poème d’Octavio Paz (1914-1998), « Pierre native ».

*Cong Ellen Zhang, Transformative Journeys : Travel and Culture in Song China, University of Hawaii Press (2010).

**Écrivaine, historienne et activiste américaine née en 1961. Rebecca Solnit écrit sur une grande variété de sujets, tels que l’environnement, la politique, le féminisme, la géographie et l’art.

***L’azimut est l’angle que fait le plan vertical passant par un point donné avec le plan méridien du lieu, compté dans le sens rétrograde à partir du sud en astronomie et à partir du nord en géodésie. (C’est l’une des deux coordonnées horizontales, l’autre étant la distance zénithale.) 

****Guo Pu 郭璞 (276-324) est un écrivain et philologue chinois. Considéré en son temps comme devin et spécialiste de la théorie du yin et du yang, il est l’inventeur de la géomancie (fengshui). Ses œuvres les plus connues sont le Poème des immortels en promenade (Youxian shi), d’inspiration taoïste, et Fu sur le fleuve Bleu(Jiang fu), qui décrit dans une optique encyclopédique la faune et la flore de la région. Ses commentaires du Classique des monts et des mers et du plus ancien dictionnaire chinois (le Er ya) font toujours référence. 

*****Le Zhuangzi est le classique le plus important du taoïsme, après le Livre de la voie et de la vertu (Daodejing) de Laozi. Son titre, « Maître Zhuang », fait référence à son auteur, Zhuang Zhou, philosophe taoïste du IVe siècle avant J.-C., qui vécut dans le bassin du fleuve Bleu, au royaume de Chu.

Vue Google Earth de l’entrée de la Gorge de Qutang (2010). Image fournie par l’artiste

DoorZine : Considérez-vous que la photographie telle que vous la pratiquez est une continuation de ce qu’était la peinture dans des temps plus anciens ? Quels liens votre art photographique entretient-il avec la peinture de paysage chinoise traditionnelle à l’encre (le shanshui, peinture ≪ de montagne et d’eau ≫) ? 

L’imitation de la nature et des chefs d’œuvre de grands maîtres est un élément essentiel du processus d’apprentissage de la peinture de paysage chinoise. La photographie est assurément une imitation. Mais elle requiert également une certaine qualité d’observation. Mes explorations se font après un premier temps d’absorption des œuvres classiques. En me promenant, le moment vient où se manifeste un déclic visuel qui me pousse à appuyer sur le déclencheur ; le déclic peut parfois être inconscient. Après avoir voyagé, de retour à mon atelier, mon travail consiste en la recherche du qi* à l’intérieur du cadre. Au fil du temps, les photographes ont fait appel au montage comme moyen d’approcher l’esthétique de la peinture classique, mais mon intention a toujours été d’utiliser la photographie comme intermédiaire vers la nature, vers un monde qui peut être touché. Altérer l’image irait à l’encontre de cette démarche, donc je l’évite.

« Seule la nature peut s’exagérer »

Henry David Thoreau**

De nombreux outils restent à notre disposition, comme le recadrage, le masquage, l’agrandissement et le pliage. Mon ambition est d’imprégner la photographie du sens de la naissance et la disparition des dix mille êtres***. La photographie a également la faculté de mener le spectateur dans un voyage à travers la profondeur d’une œuvre, intégrant un retour par la réalisation du fait que ce qui est vu est en réalité la lumière telle qu’elle a existé pendant un instant dans le monde physique. Elle offre ainsi un sentiment de connexion entre le spectateur, le monde physique et son essence.

DoorZine : Vos photographies prennent pour point de départ la tradition picturale chinoise et en même temps des outils informatiques modernes comme Google Earth et la technologie GPS. Pouvez-vous nous parler de votre ≪ méthode ≫ et de la tension entre tradition et modernité qui se trouve au coeur de votre travail ?

Pour la série Ten Thousand Li of the Yangtze River, afin d’intégrer passé et présent, je suis parti de la référence aux peintures classiques du fleuve Yangzi, notamment le rouleau de seize mètres de long conservé au musée Freer Gallery of Art a Washington. Ce rouleau a été peint par un artiste anonyme, et on estime que sa création remonte à la dynastie Song (960-1279), principalement à cause du fait qu’il comprend environ 240 noms de villes, de lieux-dits géographiques, de temples, disséminés le long de la rivière, qui peuvent être comparés à d’autres sources historiques.

En prenant pour point de départ ces dénominations anciennes de lieux, j’ai adopté une approche totalement contemporaine : en utilisant Google Earth, la géolocalisation, des sites de photographie de voyage, depuis chez moi j’ai déterminé les coordonnées GPS de ces lieux et de points de vue sur ces lieux qui permettraient d’en réaliser une photographie plus intéressante que la perspective limitée du seul point de vue de la surface de la rivière. Même avec une telle préparation, la réalisation des images a été complexe, mais j’ai été récompensé par la beauté de promenades dans des lieux inattendus. Bien que cette préparation en amont du voyage soit plutôt laborieuse, elle permet une compréhension géographique des sites par n’importe qui, Chinois ou Occidental, ce qui par le passé aurait été impossible pour tous ceux ne vivant pas sur place – ou elle permet au moins une compréhension suffisante pour improviser une fois sur la route.

*L’écrivain et académicien franco-chinois François Cheng (né en 1929) traduit qi par le terme de souffle : « La cosmologie chinoise est fondée sur l’idée du Souffle, à la fois matière et esprit. À partir de cette idée du Souffle, les premiers penseurs ont avancé une conception unitaire et organique de l’univers vivant où tout se relie et se tient. Le souffle primordial assurant l’unité originelle continue à animer tous les êtres, les reliant en un gigantesque réseau d’entrecroisements et d’engendrement appelé le Tao, la voie ». (François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, 2006, p. 74-75) 

**Henry David Thoreau, Sept jours sur le fleuve, 2012 (Fayard). Dans ce récit de voyage publié en 1849, l’écrivain et philosophe Thoreau (1817-1862) raconte son voyage à bord d’un canoë en compagnie de son frère John sur les fleuves Concord et Merrimack. La rédaction de ce récit intervient après sa retraite spirituelle à l’étang de Walden, qui donnera naissance à l’œuvre Walden ou la vie dans les bois (1854). 

***Référence au chapitre 16 du Livre de la voie et de la vertu de Laozi, qui commence par ces mots : « Celui qui est parvenu au comble du vide garde fermement le repos. Les dix mille êtres naissent ensemble ; ensuite je les vois s’en retourner. Après avoir été dans un état florissant, chacun d’eux revient à son origine. ». (trad. Stanislas Julien. Imprimerie nationale, 1842)

Michael Cherney, « N° 20, 42° 45’30’’ N 85° 25’ 24’’ E 225° » De la série « Map of Mountains and Seas », papier washi mitsumata, 138 x 56,5 cm, 2017. Avec l’autorisation de l’artiste.

Entretien mené par Victoria Jonathan & Bérénice Angremy.

Retrouvez l’intégralité de l’interview de Michael Cherney dans le catalogue bilingue franco-chinois de l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source”, disponible à la vente à partir du 15 juillet 2020 sur le site de Bandini Books !

Pour en savoir plus sur le travail de Michael Cherney sur son site Web : qiumai.net

et sur ses réseaux sociaux : instagram, facebook, twitter

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