Jia Zhangke : « J’ai voulu prendre acte du lien sensoriel entre une histoire contemporaine et les temps anciens »

Portrait de Jia Zhangke. Avec l’autorisation de l’artiste.

Jia Zhangke est né en 1970 à Fenyang et vit à Pékin. Considéré comme l’un des plus grands réalisateurs chinois, Jia Zhangke développe un cinéma ancré dans les réalités de la Chine contemporaine, jouant de la frontière entre fiction et documentaire.

Formé à la Beijing Film Academy, il appartient à la sixième génération de cinéastes chinois dite « underground ». Si sa caméra est toujours au plus près des personnages, l’espace est aussi un personnage à part entière de ses films : la ville (Xiao Wu, artisan pickpocket, Plaisirs inconnus, I Wish I Knew), le barrage des Trois Gorges (Dong, Still Life), ou encore un monde recréé en miniature (The World). En 2013, A Touch of Sin lui vaut le prix du scénario au Festival de Cannes. Ses derniers films, Au-delà des montagnes (2015) et Les Éternels (2018), mêlent histoire sentimentale et portrait de la Chine mondialisée.

Jia Zhangke fait partie des artistes de l’exposition « Les flots écoulés ne reviennent pas à la source ».

DoorZine : Qu’est-ce qui vous a poussé à aller filmer la région du barrage des Trois Gorges ?

Jia Zhangke : À l’époque, le projet du barrage des Trois Gorges était en plein développement, et l’artiste Liu Xiaodong allait s’y rendre pour réaliser une série de peintures. J’ai toujours voulu réaliser un documentaire sur Liu Xiaodong, et donc je suis allé avec lui aux Trois Gorges. En arrivant à Fengjie, j’ai été secoué par la vue des ruines. Fengjie a 3 000 ans d’histoire, c’est une cité tellement ancienne ! À ce moment-là, la phase de démolition touchait à sa fin, la ville entière était déjà en ruines. Des changements colossaux étaient en train de se produire : un million de personnes déplacées et 3 000 ans d’histoire réduits en poussière, une ville bientôt submergée par les eaux… L’individu est impuissant face à de tels bouleversements. Cependant, au milieu des champs de ruines, mon regard a été attiré par les ouvriers qui œuvraient à la démolition. La peau bronzée, en sueur, ils étaient pleins de vitalité. Cette vitalité et les ruines formaient un contraste qui m’a donné envie de tourner un film dans les Trois Gorges.

DoorZine : Pourquoi avoir realisé en 2006, sur le même sujet, le documentaire Dong et le film de fiction Still Life ? Quel lien existe-t-il entre les deux films ?

Au départ, mon intention était de réaliser un documentaire sur Liu Xiaodong, sur son univers pictural. Je suis allé pour la première fois à l’une de ses expositions en 1990, et j’ai tout de suite aimé sa peinture. Il a le talent pour déceler une poésie insoupçonnée dans notre quotidien. Mon projet de documentaire a été plusieurs fois bloqué et repoussé. Finalement, un jour, Liu Xiaodong m’a dit qu’il se rendait dans les Trois Gorges pour peindre onze ouvriers, et j’ai décidé de le suivre pour tourner Dong. Après mon arrivée dans les Trois Gorges, pendant le tournage du documentaire, la vie sur place a commencé à titiller mon imaginaire. Là-bas, les gens sont très volontaires. Ils appellent la recherche d’un emploi ≪ trouver un moyen de vivre ≫. Ils acceptent tranquillement les difficultés, et éclatent de vitalité. Aucune difficulté de l’existence ne peut cacher la beauté de la vie elle-même. Ainsi, pendant le tournage de Dong, en voyant aller et venir dans le viseur de la camera ces personnages courant après la vie, j’ai soudainement commencé à imaginer leur existence une fois sortis du cadre. Taciturnes, sous pression, ce n’est pas facilement qu’ils s’ouvrent aux autres pour raconter leur histoire. J’ai donc commencé a tourner Still Life pendant le tournage de Dong. Les espaces qui apparaissent dans le documentaire apparaissent également dans le film de fiction, et les personnages de l’un sont aussi les personnages de l’autre.

Jia Zhangke, extraits du film Dong, documentaire de 76mn (2006). Avec l’autorisation d’Ad Vitam.

DoorZine : La région des Trois Gorges a inspiré de nombreux peintres et poètes de la tradition classique. Est-ce que cet héritage vous a inspiré à votre tour ? On pense notamment à votre utilisation du traveling qui semble reprendre le mouvement d’un rouleau de peinture chinoise.

Les paysages de la région des Trois Gorges eux-mêmes sont très évocateurs de la peinture chinoise sur rouleaux. Quand j’étais dans les Trois Gorges, que ce soit en bateau ou à pied le long du fleuve, ce que je voyais me rappelait sans cesse la peinture traditionnelle. Les rouleaux s’observent à l’horizontale, les points se déroulent lentement en perspective, et les paysages et les personnages changent constamment. Pour les premiers plans de Still Life, nous avons installé un rail de traveling sur un bateau puis nous avons lentement filmé le visage de chaque passager. Je voulais ainsi retranscrire l’impression créée par la peinture sur rouleaux, car c’est ce que j’ai ressenti en voyant ce paysage. Plus tard, durant la phase d’étalonnage du film, nous avons rehaussé les verts, car nous voulions nous approcher de la tradition du ≪ bleu et vert shanshui ≫ de la peinture classique chinoise. Les Trois Gorges m’ont donné un sentiment puissant : les montagnes et le fleuve Yangzi que nous voyons aujourd’hui sont les mêmes que ceux que le poète Li Bai (701-762) a contemplés sous les Tang. Quelques centaines d’années plus tard, les montagnes n’ont pas changé, le fleuve non plus, mais les hommes ont énormément changé. J’ai voulu prendre acte du lien sensoriel entre une histoire contemporaine et les temps anciens, et nous avons donc filmé plusieurs séquences imitant la peinture sur rouleaux.

DoorZine : Dans Still Life, il y a un parti-pris réaliste, mais vous intégrez aussi, grâce à des effets numériques, des scènes fantastiques (un immeuble s’envole comme un vaisseau spatial, une soucoupe volante passe dans le ciel, un homme marche sur un fil tendu entre deux constructions). Pourquoi ce mélange ? Qu’est-ce que le réalisme aujourd’hui ?

La première fois que je me suis rendu dans les Trois Gorges, la phase de démolition était quasiment terminée et j’ai été saisi par l’atmosphère surréaliste qui régnait là-bas. En découvrant ce champ de ruines, ma première impression était irréelle ; on aurait dit qu’une force étrange était venue détruire la terre. Quand j’ai vu cet immeuble étrange, le mémorial aux migrants des Trois Gorges, j’ai immédiatement pensé qu’il allait décoller. Il n’était pas à sa place. À cette époque, les changements violents traversés par la Chine avaient pour moi quelque chose de magique. En réalité, ce n’est pas simplement la région des Trois Gorges qui était surréaliste. La vitesse et la radicalité du développement de la Chine toute entière créaient ce sentiment irréel. Au sein-même de la réalité naissait une atmosphère surréaliste. J’ai voulu saisir le sentiment irréel vécu par les habitants de ces lieux en intégrant au film des éléments surnaturels, comme une soucoupe volante et l’envol du mémorial des migrants.

Liu Xiaodong, « Hot Bed No.1 », 2005. Avec l’autorisation de l’artiste.

DoorZine : Dong joue sur la porosité entre trois couches de représentation des Trois Gorges : le film documentaire, le film de fiction, la peinture. Han Sanming fait le lien entre les trois, puisqu’on le voit aussi apparaître dans les peintures de Liu Xiaodong. Pourquoi cette perméabilite entre trois régimes de représentation du même sujet ?

Han Sanming est mon cousin, et il est vraiment mineur. Je le trouve extrêmement convaincant à l’image. Il est apparu pour la première fois dans mon cinéma dans le film Platform, puis dans The World et Still Life. Il interprète toujours des personnages silencieux, car dans la vie il n’aime pas trop parler. Cependant, sans dire un mot, son personnage révèle beaucoup d’aspects de sa vie. Pour moi, Han Sanming représente une large catégorie d’individus. Ce ne sont pas simplement les travailleurs migrants, ni ceux qu’on appelle les honnêtes gens ; ce sont ceux que j’appelle les millions de Chinois dépourvus de droits. Comme le droit de raconter sa propre histoire.

DoorZine : À la fin de Dong, Liu Xiaodong déclare à propos de sa série et du sort des hommes et des paysages bouleversés par les travaux du barrage des Trois Gorges : ≪ Imaginer qu’on va changer les choses par l’art, c’est ridicule. (…) tant que je vivrai, je tenterai d’exprimer mon point de vue. Je les représente en peignant leurs corps et j’exprime certaines de mes idées. Mais j’espère aussi que ma peinture restitue la dignité que possède tout être humain. ≫ Vous avez realisé deux films sur le même sujet. En gagnant le Lion d’or à Venise en 2006, Still Life a fait connaître au monde occidental le projet du barrage des Trois Gorges et ses conséquences sur les individus, notamment les ouvriers chinois. Pensez-vous que le cinéma peut changer les choses ?

J’ai toujours pensé que le cinéma, en tant qu’élément de la culture, pouvait difficilement concrètement changer les hommes et la société à court terme. Mais notre société, pour s’ouvrir et pour progresser, s’appuie principalement sur des changements culturels. Je pense par exemple au Mouvement du 4 mai*, qui est d’abord né d’une réforme de la langue chinoise, d’une évolution de l’écriture littéraire classique vers l’écriture vernaculaire moderne. L’impact d’un tel changement culturel sur la Chine se fait sentir jusqu’à aujourd’hui. Nous, les réalisateurs, ne devons pas exagérer l’importance de notre travail, mais nous devons croire fermement au pouvoir de la culture.

Jia Zhangke, extraits du film « Still Life », film de 108 mn (2006). Avec l’autorisation d’Ad Vitam.

*Le Mouvement du 4 mai est un mouvement politique, culturel et anti-impérialiste né d’une manifestation d’étudiants à Pékin le 4 mai 1919. S’élevant à l’origine contre la faiblesse du gouvernement face à l’Europe (Traité de Versailles) et à la domination japonaise, le mouvement gagne toute la Chine et donne lieu à un renouvellement des élites politiques et intellectuelles et au « Mouvement de la Nouvelle Culture » (1915-1921).

Dénonçant le poids des traditions, l’impérialisme et l’oppression des femmes, le mouvement promeut la modernité, la science et la démocratie. Il traduit l’émergence en Chine d’une conscience patriotique et l’abolition de l’empire mandchou. Le mouvement a fortement contribué au développement de la pensée marxiste en Chine et au fondement idéologique du Parti communiste chinois, qui sera fondé en 1921 par des militants.

Entretien mené par Victoria Jonathan & Bérénice Angremy.

Retrouvez l’intégralité de l’interview de Jia Zhangke dans le catalogue bilingue franco-chinois de l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source”, disponible à la vente à partir du 15 juillet 2020 sur le site de Bandini Books !

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Après des années comme photographe de presse, Luo Dan a traversé la Chine d'Est en Ouest pour photographier population et paysages. De 2010 à 2012, il vit dans une vallée reculée du Yunnan, au sein d’une communauté au mode de vie quasi inchangé depuis cent ans, et renoue avec un procédé photographique oublié, le collodion sur plaque humide.
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